« j’aurai vu disparaître les cartes postales

les cabines téléphoniques (à pièces ou à cartes)

j’aurai vu disparaître les journaux papier

le plaisir de la pile sur la table du café

10 francs : l’huma libé le quotidien

un peter rouge et express serré s’il te plaît »

Il suffit de ces quelques vers pour que nous plongions immédiatement dans l’univers de Jérôme Leroy. On retrouve en effet dans Et des dizaines d’étés dorés, son dernier recueil de poésies, tout ce qui fait la beauté de son œuvre : la mélancolie des illusions perdues, du monde d’avant qui disparaît, du temps qui file irrémédiablement mais aussi les réminiscences des étés d’autrefois, du sourire des jeunes filles, des « petites amoureuses » d’Eustache, des amours fanées comme autant de larmes salées sur des plaies encore vives…

On ne lit jamais assez de poésie alors que c’est peut-être la seule chose au monde qui pourra nous sauver. Il faut lire Jérôme Leroy à l’ombre d’un arbre sur un chemin de campagne ou, comme moi, dans un TER pour savourer son style à la fois fluide, rapide et d’une infinie douceur feutrée. Son style, parlons-en puisque l’auteur adopte cette fois quelques partis pris étonnants (à de rares exceptions près) : pas de majuscules ni de ponctuation pour des poèmes sans fioritures et épurés. Ce qui pourrait ressembler, à première vue, à une coquetterie s’avère être vite le meilleur moyen pour atteindre le cœur de l’image, de la sensation fugitive, de la couleur désirée. Tout est affaire de rythme et de musicalité ici, avec ce goût du renvoi, de la répétition et de la boucle pour traduire à la fois l’effacement de toute chose mais également un sentiment d’éternité niché dans la même boucle temporelle :

«il ne connaissait personne à laval

et personne ne le connaissait

ce qui est une garantie de tranquillité

il trouverait bien

un studio sous les toits

avec une vue sur une rue sans nom

un peu de ciel un colombage

et un nom palindrome comme une promesse

d’éternel retour immobile

à laval »

Tout est affaire également de réminiscences et de couleurs. A travers ces poèmes, Leroy déploie sa palette intime : le gris du ciel des Flandres, le bleu du ciel qui se dégage au printemps et de la mer Baltique, le rose enfin d’un matin calme :

« il y a du bleu et du rose ce matin

et il y a ma joie d’enfant

ou de vieil homme

après des jours de gris et de pluie

je ne suis ni l’un ni l’autre pourtant

mais le beau temps est ma dernière

espérance politique

et le bleu et le rose mon meilleur

anxiolytique »

Cet attachement à un passé révolu n’est pas réactionnaire mais participe à la mélancolie d’un livre qui saisit à merveille ce qui finit par nous échapper : les rêves, les souvenirs, les slows de l’été, les illusions politiques. Affichant dans toute son œuvre une prédilection pour un « communisme balnéaire », Jérôme Leroy se montre ici plutôt amer et sans espoir en regrettant dans fleurs de décembre, par exemple, ces moments où

« nous voulions

des fleurs en décembre

des matins sans réveils

des soirs d’été en hiver

nous voulions

sortir du temps

nous voulions

le droit à la paresse

nous voulions

les drapeaux rouges

dans le vent des jardins

de l’enfance »

Cette amertume se ressent évidemment encore plus au moment du covid puisque l’auteur consacre deux parties de son recueil à ces temps de pandémie (Premier mémoire sur la situation sanitaire suivi d’un second). Avec un sens de la formule et de l’image pénétrant (« Ce fut l’époque où on acclamait joyeusement

à heure fixe

le corps de celui

qu’on avait mis vingt ans

à assassiner »), il nous replonge avec beaucoup d’acuité dans cette période étrange et perturbante, parenthèse dans le cours du temps, un temps dont nous fûmes d’une certaine manière dépossédé. C’est d’ailleurs toute la grandeur de la poésie : parler de notre monde et de notre époque pour la cerner avec plus de justesse que n’en auront jamais les grilles sociologiques, idéologiques et politiques :

« ce fut l’époque

où je parlais au passé simple

pour transformer en récit

ce qui était ce présent

dont nous ne sommes plus sortis

pour transformer en récit

ce qui n’était plus une vie »

Quand il n’y a plus rien à espérer, il ne reste plus alors qu’à fuir sur des chemins buissonniers, traverser la France dans des chambres d’hôtel interchangeables, dialoguer avec les fantômes, se réjouir de trouver un vieux livre de poche des années 70 dans une boîte à livres ou chez les rares bouquinistes qui survivent.

Ces effluves du passé accompagneront à merveille vos excursions à la campagne ou vos voyages en TER, lorsque les premiers rayons du soleil illuminent les champs encore givrés entre Dijon et Beaune. Peut-être vous trouverez-vous à côté de cette commerciale décrite par Leroy qui s’affaire sur son portable et utilise des acronymes obscurs avec ses collègues mais qui, de temps en temps, tombe le masque :

« Elle, peut-être un peu trop souvent, regarde par la fenêtre.
La campagne est rose, la campagne est bleue, il y a une légère brise d’été.
Dans ces moments-là, son visage change, son visage chante.

On dirait qu’elle respire ou qu’elle a retrouvé quelque chose. »

Ce quelque chose, c’est peut-être tout simplement le souvenir ou l’espoir de ces dizaines d’étés dorés…

***

Et des dizaines d’étés dorés (2024) de Jérôme Leroy

Éditions La Table ronde, 2024

ISBN : 979-10-371-1351-1

180 pages – 17 €

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A propos de Vincent ROUSSEL

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