Peu de cinéastes peuvent prétendre à une popularité comme celle dont jouit Steven Spielberg. Du Nouvel Hollywood aux premiers pas du blockbuster, des trucages bricolés à la révolution des effets numériques, du grand spectacle à l’introspection, il infuse notre imaginaire depuis cinquante ans. Pour bon nombre de spectateurs de la génération Y (dont fait partie l’auteur de ces lignes), son œuvre fut une porte d’entrée vers le septième art, que ce soit par ses propres mises en scène, ou son activité de producteur via sa société Amblin (Gremlins, Retour vers le futur). Que l’on préfère une période de sa filmographie à une autre, que l’on soit plus touché par son approche du merveilleux durant les 80’s (E.T., les Indiana Jones) ou par son désenchantement post 11 septembre (La Guerre des mondes, Munich), il demeure un storyteller de génie et une figure majeure de l’industrie hollywoodienne. Il est ainsi parvenu à concilier la plupart des cinéphiles exigeants (n’écoutons pas les esprits grincheux, qui se font de plus en plus rares au fil des années) et le grand public. Peu importe ses ratés et ses faux-pas – inévitables dans une carrière aussi riche -, chacun de ses nouveaux projets continue de provoquer l’excitation. Lorsqu’il annonce la mise en chantier d’un film centré sur sa propre jeunesse, pointe en creux la volonté d’un bilan qui ne peut qu’aiguiser la curiosité. Coécrit par le réalisateur lui-même (une première depuis A.I. Intelligence artificielle) et son fidèle scénariste Tony Kushner (Lincoln, West Side Story), The Fabelmans narre donc la découverte par le jeune Sammy Fabelman (Gabriel LaBelle), double « fictionnel » de Spielberg, de sa passion pour le cinéma et à quel point celle-ci va influer sur sa famille dysfonctionnelle. 

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Sous des atours de récit autobiographique et initiatique, le film permet à son réalisateur de faire le point sur les thématiques qui ont toujours sous-tendu son œuvre. Projet de longue date, sa sœur Anne, scénariste de Big mais aussi de l’un des premiers courts-métrages de Steven Spielberg, Escape to Nowhere, devait écrire un premier jet en 1999. Le moment n’était alors probablement pas venu pour ce dernier de se pencher d’une manière aussi intime sur sa jeunesse. Le long-métrage prend la forme d’une chronique adolescente (comme le furent Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson et Armageddon Time de James Gray), allant même, par moments, braconner sur les terres d’American Graffiti de son ami George Lucas. Les mois et les années s’enchaînent sous nos yeux grâce au fantastique travail de montage du fidèle Michael Kahn et de Sarah Broshar, sa collaboratrice depuis Pentagon Papers. Lors de transitions fluides et inventives, le spectateur se retrouve propulsé dans les affres de la vie d’un teenager issu du baby boom, entre premiers amours et racisme banalisé. Sans être hermétique ou autocentré, The Fabelmans plonge au cœur de cette famille nourrie par la publicité, pur produit de l’Amérique triomphante des années 50. Les parents Spielberg divorcèrent en 1964 lorsque Steven avait 18 ans. Un traumatisme qui parcourt toute sa filmographie, souvent à charge contre la figure du père, probable écho au ressenti du cinéaste qui reprocha longtemps au sien de l’avoir abandonné. Qu’ils soient absents (E.T.), sévères (Indiana Jones et la dernière croisade), ou capables de tout quitter pour partir à l’aventure et explorer l’inconnu (Rencontres du troisième type), ceux-ci héritent toujours du mauvais rôle. Les mères, à l’inverse, sont courageuses, fortes, et portent l’éducation des enfants à bout de bras. Une constante qui durera jusqu’au tout début des années 90 et Hook. C’est dans ce qui est probablement l’un des plus mauvais films de son auteur (ou l’un de ses moins bons, question de point de vue), que la bascule va s’opérer. Maladroit, trop rationnel, obsédé par son travail, Peter Banning a, pour la première fois, droit à une rédemption lorsqu’il retrouve son patronyme de Pan. Ici, Burt Fabelman (Paul Dano, tout en sobriété), suit le même parcours. Ingénieur en informatique très terre-à-terre, il prévoit même l’avènement des ordinateurs domestiques (préfiguration de la victoire de l’image de synthèse sur les effets pratiques dès Jurassic Park). Il se ment à lui-même et préfère se cacher la vérité sur la dislocation de la cellule familiale pourtant à l’œuvre. Face à lui, Mitzi, campée par une formidable Michelle Williams, avec qui le metteur en scène souhaitait absolument travailler depuis sa prestation dans Blue Valentine en 2010. Artiste dans l’âme, rêveuse, frustrée par sa vie de femme au foyer, son envie de liberté est perçue par le protagoniste comme de l’égoïsme. Une première figure de mère « indigne » depuis A.I. Intelligence artificielle et Arrête-moi si tu peux, en apparences tout du moins, le récit dévoilant subtilement ses failles, ses regrets et son mal-être. Elle se révèle peu à peu touchante et provoque même les moments les plus drôles, à l’instar de ce running gag à propos de la vaisselle en carton ou l’arrivée inopinée d’un singe dans la maison. Aucune rancœur ne se dégage du film. Dans le privé, l’homme s’est rabiboché avec son père, depuis décédé en 2020, drame qui a probablement motivé la mise en production du projet. C’est apaisé qu’il décide d’ausculter son enfance. Une scène en particulier illustre l’opposition irréconciliable du couple. Au chevet d’une grand-mère moribonde, Mitzi entretient un lien organique, charnel, en tenant la main de cette dernière. Burt garde quant à lui les yeux rivés sur l’électrocardiogramme, ne percevant de la mort qu’un banal pixel sur un écran. Deux rapports différents que Sammy synthétise inconsciemment, fasciné par le pouls qui bat lentement sous la peau au rythme du bip électronique. Les deux facettes du cinéaste y sont synthétisées : un goût prononcé pour l’imaginaire, et un ancrage solide dans les réalités techniques et technologiques de son art.

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Depuis quelques années déjà, Steven Spielberg est entré dans une démarche d’hommage aux grands maîtres qui l’ont inspiré. Le Pont des espions reprenait la figure chère à Frank Capra de monsieur Tout-le-monde propulsé héros d’une affaire bien plus grande que lui, West Side Story réinterprétait la comédie musicale culte de Robert Wise, quant à Ready Player One, il offrait une superbe révérence au Shining de Stanley Kubrick. Ici, c’est John Ford qui se retrouve célébré comme « le plus grand cinéaste de l’histoire » à travers une anecdote que l’auteur de Duel a souvent évoquée et qu’il met ici en scène. Incarné par David Lynch, pour lequel cette description est peut-être adressée en filigrane, il donne des conseils au jeune Sammy, aboutissant à un ultime clin d’œil ludique. D’une manière plus autoréférencée, nombreux sont les renvois à la filmographie de Spielberg, de cette bande d’ados à vélo, préfiguration des gamins d’E.T. (depuis inlassablement repris par la vague de revival 80’s), à cette séquence de tornade filmée comme le tout premier monstre de la vie du réalisateur, bien avant les effrayants camions, requins ou autres T-Rex. Le tournage du court-métrage Escape to Nowhere (1961) est même dévoilé et avec lui son amour des effets spéciaux, non tel un gadget qui permet la démesure, mais comme un véritable outil. Des astuces qu’il réutilisera pour l’introduction d’Il Faut sauver le soldat Ryan sont notamment expérimentées ici. Plus encore, c’est à cette occasion que l’apprenti metteur en scène théorise la fameuse « Spielberg Face ». Ce plan signature, que beaucoup ont essayé de copier, consiste à filmer le visage d’un personnage découvrant quelque chose d’extraordinaire hors-champ, avant de cadrer l’objet de son émerveillement ou de sa terreur. Le procédé est ici utilisé à un instant décisif, de la plus bouleversante des manières, se focalisant sur le regard de Michelle Williams de longues minutes durant. Une réflexion sur sa propre œuvre, loin de toute tentative d’autocélébration mais décortiquant sa mécanique et sa grammaire. Lors de l’une des premières séquences, une mère s’approche d’une porte close d’où émane une étrange lumière et derrière laquelle son fils s’est cloîtré. Une image qui n’est pas sans rappeler l’un des moments les plus célèbres de Rencontres du troisième type. Ici, rien de surnaturel (quoique), ce dernier découvre ce qui constituera l’essentiel de sa vie : le cinéma. L’enfant a été « enlevé », pris dans les filets d’une force supérieure, aussi fascinante que terrifiante. Des formes de vie extraterrestre pour l’un, une passion dévorante pour l’autre. L’auteur se confie même sur sa difficulté à se livrer intimement, préférant, dans sa jeunesse, le pur divertissement, avant de se tourner vers des récits plus engagés (Empire du soleil, La Couleur pourpre) jusqu’à l’aboutissement et au triomphe du très personnel La Liste de Schindler. La question du judaïsme est d’ailleurs au cœur de l’un des points forts de The Fabelmans, à savoir ses dialogues. Étonnamment construit autour d’échanges verbaux, sans tomber dans le bavardage stérile, il parvient, à travers quelques répliques cinglantes (« – Comment peut-on vivre sans Jésus ? – On le fait depuis 5000 ans et on s’en sort bien »), à aborder la question religieuse avec un certain humour. La foi du héros se situe pourtant ailleurs, dans des images animées et projetées sur un écran. Paradoxalement incapable de s’exprimer autrement qu’à travers ce qu’il filme (l’incommunicabilité est au centre du long-métrage), Sammy découvre qu’il peut également appréhender le monde à travers le septième art, loin de la perspicacité et de la compréhension des rapports humains affichés par sa sœur.

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Pour le jeune homme, seul le cinéma peut exprimer des émotions, dévoiler des vérités (magnifique scène entièrement muette, simplement accompagnée de notes de piano, peut-être l’une des plus belles de son auteur), voire révéler des personnalités. Symboliquement, ce sont des trous creusés à même une pellicule (le film est tourné en 16 et 35mm) qui permettent à la lumière de passer et de surprendre son public par un trucage inventif. Celui qui ne comprend pas vraiment le monde qui l’entoure, ne songe qu’à figer des instants joyeux ou tragiques (telle la demande de divorce) à l’aide de sa caméra. Peut-être moins immédiatement virtuose que son précédent West Side Story, The Fabelmans se plaît à décortiquer la force de la mise en scène, la puissance évocatrice des images. Ainsi, un premier dialogue avertit le héros, encore enfant, que l’expérience qu’il s’apprête à vivre pour la première fois dans une salle obscure pourrait bien changer sa vie. Une mise en garde qui ne tarde pas à se concrétiser devant une séance de Sous le plus grand chapiteau du monde, de Cecil B. Demille, autre figure majeure vénérée par Spielberg. Car la passion n’est pas juste libératrice, elle contamine, obsède, voire détruit les individus. L’oncle Boris (excellent Judd Hirsch) l’avait pourtant prévenu. L’ancien artiste de cirque (évocation des racines foraines du cinématographe) parle de l’art comme d’un monstre qui exalte autant qu’il dévore. L’hommage à Rencontres du troisième type prend tout son sens. Le vaisseau alien qui emporte l’enfant est ici un projecteur Super-8 qui diffuse un film à même la paume de sa main. Le jeune Sammy / Steven choisit dès lors de ne plus exister qu’à travers son objectif, quitte à se perdre. Ce n’est pas tant de filmer qui l’importe mais de trouver l’angle de vue qui donnera tout sa force au plan. Le regard est essentiel, ce sont les yeux de l’enfant qui font d’une simple maquette de train, une séquence spectaculaire, ou ceux de sa mère qui trahissent le désespoir auprès de son père et l’amour secret pour son amant. Le regard est le seul à même de saisir des moments de grâce, à les immortaliser, à l’instar de cette danse improvisée dans la lumière des phares. Voir, montrer, faire surgir les vérités dissimulées, comprendre l’autre à travers une caméra, un véritable credo et une profession de foi pour ce Steven Spielberg majeur. Un long-métrage intimiste et sublime, qui fuit l’enfermement égotique au profit de l’universel, probablement une pièce maîtresse dans une carrière d’une richesse miraculeuse.

En salles le 22 février. 

 

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A propos de Jean-François DICKELI

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