Cinéaste finlandaise avec plusieurs documentaires et courts métrages à son actif, Aino Suni réalise ici son premier film de fiction, Pulse : un récit aux allures de thriller psychologique, qui dépeint une relation douce-amère entre deux sœurs par alliance que tout oppose. Tout commence lorsqu’Elina, jeune rappeuse, quitte sa Finlande natale pour suivre sa mère qui souhaite déménager chez son conjoint dans le Sud de la France. Là-bas, elle rencontre la fille de ce dernier, Sofia, danseuse de ballet. Très vite, la fascination d’Elina pour sa nouvelle sœur prend des proportions démesurées et dangereuses.

En réinventant les codes de la chronique amoureuse, la réalisatrice s’engage sur une piste épineuse, et rend compte des intrications des jeux de pouvoir et de manipulation entre ses deux protagonistes. Aino Suni façonne un cinéma du contraste, par la représentation d’une relation entre deux femmes aux caractères opposés et complexes. Jonglant avec le clair-obscur, Pulse ancre la musique, la danse et la fête dans l’espace-temps, en donnant à voir les espaces nocturnes illuminés à l’ambiance électro, au son assourdissant des basses, où les corps transpirent et s’emmêlent, et où les visages sont en transe, noyés de lumière et de musique trop forte. Le pendant diurne de la fête, au contraire, s’exprime dans ces séquences autour de la piscine, où le ciel intensément bleu transperce les rétines, où la peau dore et luit sous les rayons du soleil brûlant, et où le silence, apaisant, se berce des éclats de voix des jeunes protagonistes. Le jeu de contrastes, pour le moins saisissant, s’exprime aussi par les portraits d’Elina et de Sofia : entre cette jeune rappeuse en devenir aux cheveux verts, timide et solitaire, l’air renfrogné, novice dans ce monde fastueux et ostentatoire de la fête ; et cette danseuse de ballet bien lisse en apparence, pétillante et extraverti, qui avale des cachets de MDMA compulsivement pour désinhiber sa sexualité. Les attentes se voient sans cesse dépassées par ce théâtre des dissonances. Aino Suni confère alors une dimension ambivalente à sa représentation fictive, où les deux genres musicaux —le rap et le ballet— s’associent ici de traits de caractères contradictoires. Ces portraits de femmes traduisent l’importance d’une représentation complexe dans un film lesbien tel que Pulse, où l’épaisseur psychologique de ses personnages féminins réinvente les rapports de force en dehors d’un schéma patriarcal.

Elina, jeune rappeuse aux cheveux courts et verts, écoute de la musique au casque, assise dans l'ombre d'un escalier

Elina – Copyright Kerttu Hakkarainen

 

Sofia en train d'exécuter un numéro de danse classique à la barre

Sofia – Copyright Kerttu Hakkarainen

Au-delà de ce travail sur le contraste et l’ambivalence, aussi bien dans l’esthétique que dans la narration et la symbolique, la réalisatrice finlandaise produit avec Pulse une politisation de la musique et de la danse, en posant l’art comme vecteur de relation, mais aussi, et inéluctablement, d’aliénation. Ainsi, les deux protagonistes se rapprochent lorsque Elina vient assister aux répétitions et aux spectacles de danse de Sofia, et l’aide au préalable à revêtir son costume dans la loge. Ou encore, quand Elina lui fait écouter un morceau de rap qu’elle vient de composer dans ses écouteurs. Leur lien, aussi attrayant que malsain, se tisse peu à peu grâce à leur passion mutuelle pour l’expressivité artistique. Aino Suni pose donc l’art d’abord comme un vecteur de relation et de rapprochement humain. Mais très vite, il les aliène et pousse leur relation dans gouffre de toxicité et de danger. Notamment par cette addiction à la drogue de Sofia, qui explique à Elina bien mieux danser suite à la prise de toxiques. La réalisatrice n’hésite pas à introduire des scènes parallèles pour mieux exprimer les dérives de ces substances, d’abord récréatives, mais qui se transforment en abus de pouvoir : on voit d’abord au début, lors d’une fête, Sofia qui incite vivement Elina à avaler un cachet de drogue stimulante. Le pendant de cette scène se produit vers la fin, lorsqu’au contraire, c’est Elina qui force Sofia à consommer avant une audition très importante.

Elina tenant les épaules de Sofia, les deux en gros plan, face à face, assises par terre dans une cabine de toilettes

Copyright Port au Prince Pictures / Kerttu Hakkaraine

Finalement, le film d’Aino Suni dépeint une relation extrêmement inédite. Au contraire de ces relations lesbiennes que l’on a pu voir dépeintes ces dernières années par Céline Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu (2019) ou Naissance des pieuvres (2007), il y a très peu de tendresse entre les deux femmes. L’image, lumineuse et dynamisante, joue avec la disposition des corps : tantôt dansants, tantôt couchés et immobiles, tantôt recroquevillés, ou révulsés. C’est d’autant plus intéressant que la représentation du lesbianisme va ici au-delà de l’aspect charnel et poétique de deux corps féminins s’enlaçant. La réalisatrice s’empare ainsi de la corporalité comme un moteur de l’action, un objet membrane de son film. Dans Pulse, les corps sont d’ailleurs bien souvent objets de pouvoir et de soumission, qui transparaissent par exemple au travers de scènes de revenge porn, ou du corps de Sofia enfermé dans un corset qu’Elina lui attache avant son spectacle.

Le film d’Aino Suni se teinte d’une certaine ambiguïté morale, que la cinéaste associe à sa volonté de « comprendre pourquoi nous faisons des choses qui nous blessent et qui blessent les autres ». Sofia se sert d’Elina, quand elle lui demande d’aller récupérer sa consommation chez son dealer, lui annonce non sans condescendance qu’elle ne va pas « lui tenir la main toute la soirée ». Mais c’est finalement Elina qui se met à exercer un pouvoir encore plus malsain et insidieux sur Sofia à ses dépens. Pulse se voit comme un film sur la manipulation, les abus de pouvoir et l’intensité transgressive et parfois délétère du monde de l’art. Le film joue d’une tension incessante entre création et récréation, qui sous-tend toute la toxicité à l’œuvre dans la relation entre Elina et Sofia.

Elina et Sofia assises dans un skatepark : Sofia roule un joint sous le regard d'Elina

Copyright Kerttu Hakkarainen

Pulse se saisit d’un paradoxe, celui de cette protagoniste réservée, qui arrive dans une nouvelle ville, qui a du mal à s’intégrer, attisant alors la compassion du spectateur. Mais ses actes nous plongent dans un sentiment de malaise, qui nous font regretter d’avoir éprouvé de la sympathie pour ce personnage terriblement toxique. C’est sans doute là la force du film : manipuler le regard du spectateur et son jugement moral. Ainsi, le film s’aventure sur des terrains où on l’attend pas, en nous plongeant dans un désarroi face à un dilemme empathique, et en nous montrant que l’on se trompe de trajectoire compassionnelle. Quand Elina se met à pleurer, dans le lit à côté de Sofia, et que cette dernière lui ordonne d’un ton cinglant de « bouger de là » car elle ne parvient pas à s’endormir au son de ses sanglots, on s’attendrait en toute logique à éprouver de la peine pour Elina, et du ressentiment envers Sofia pour son manque d’empathie. Mais alors que nous sommes témoins des actes de jalousie vengeresse d’Elina envers Sofia, on se retrouve face à un choix émotionnel cornélien.

Avec ce premier long métrage de fiction, Aino Suni réalise ici un véritable thriller psychologique, sous la forme d’une rencontre amoureuse, tout en déjouant constamment les attentes, dans une esthétique colorée et flamboyante, au rythme électrisant.

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A propos de Eléonore VIGIER

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