Le nouveau Roman Polanski a emballé une très grande partie de la critique et empoché l’Ours d’Argent au dernier festival de Berlin. A Culturopoing, la rédaction est divisée, entre le sentiment d’une oeuvre majeure pour Olivier et Guillaume, et l’impression de banal déjà vu de la part d’un cinéaste essoufflé pour Marion. En tous cas pour ceux qui veulent en savoir le moins possible sur l’intrigue, petite précision : les textes qui suivent en dévoilent un peu (beaucoup !) sur les divers rebondissements !
POUR

Le style de Roman Polanski s’est avec les années de plus en plus investi dans le versant le moins tapageur du surréalisme, pour en faire une sourdine parfois frustrante mais toujours intéressante, faisant habiter toujours une réelle singularité à un cinéma d’apparence plus commun qu’autrefois, moins enclin aux débordements stylistiques, à une puissance explicite de l’atmosphère. The Ghost Writer est un peu le sommet de ce Polanski seconde période, assimilant en prime délicieusement les voisinages de Magritte et d’Hergé.
Tintinophile, Roman Polanski s’est vu proposer dans les années 80 par Steven Spielberg la possibilité de réaliser une adaptation des aventures du reporter belge. Projet avorté, sans doute compliqué à Hollywood par le choix de l’album retenu par Polanski, Le Sceptre d’Ottokar. Pourtant dans ses films suivants le cinéaste s’est plu à faire des clins d’œil explicites à l’univers d’Hergé, plus notablement dans la Neuvième Porte etici. Le prétexte tiré d’un roman de Robert Harris pourrait renvoyer l’ensemble dans l’un de ces thrillers paranoïaques fake-seventies très à la mode dans la production actuelle. Mais Polanski retient essentiellement de l’arcane politique sa propension à évoluer masquée, et ne signe pas nécessairement un film engagé dans la dénonciation, du moins n’a-t-il pas de leçons ni de discours à professer.
En lieu et place, il fait des faucons de Washington un groupuscule obscur (bien qu’ayant une vitrine relativement transparente sur le web), une sorte de société secrète alliée de la CIA et parfaitement intégrée dans diverses strates des pouvoirs internationaux, que ce soit des notables et des universitaires de l’ombre, ou bien des figures exécutives médiatiques. Comme les trafiquants d’opium des Cigares du Pharaon et du Lotus Bleu, et plusieurs méchants des aventures de Tintin, le « Mal » épouse souvent la forme de faux amis. Les ennemis font aussi figure de poupées russes, se dévoilant progressivement. Le récit se propose quand à lui d’être une énigme à déchiffrer pour parvenir à un bref aperçu du réel, énigme dont la solution est sous les yeux du héros et ne nécessite en fait qu’une petite manipulation. On pensera au Secret de la Licorne, au totem de l’Oreille Cassée, etc… Un type de construction déjà au cœur de La Neuvième Porte, auquel Roman Polanski se plait à ajouter, encore une fois, une fin à la fois opaque et vertigineuse qui fait de la découverte de la vérité un abîme supplémentaire.

© Pathé

Houpette et pull bleu, Ewan McGregor interprète ici ce qui, avec plus de jeunesse, aurait été un merveilleux Tintin de cinéma. Le Ghost n’est pas un personnage véritablement identifié, il est un héros lointain devenant presque à son insu en quête de vérité, épousant ainsi les contours de l’intrigue plus qu’il n’agit sur ou contre elle. Evoluant comme un reporter plus que comme un nègre littéraire il fait penser à un Tintin arrivé à l’âge adulte, désabusé, qui reprend du service comme programmé (chose déjà esquissé dans Tintin et les Picaros d’ailleurs), mais sans ses compagnons aux caractères si fixes et rassurants. Se fondant dans les « divers camps » sans avoir une position arrêtée sur les évènements, il est pourtant comme le seul à même de pouvoir déceler ce qui se trame. Plus doué pour raconter la vie des autres que son prédécesseur retrouvé mort au début du film, il est pourtant dénué de réelle conviction politique. Seule la vérité va devenir sa réelle passion au final, et ironiquement le moment d’assurance qu’il en tirera sera pour lui le début de sa perte.
Car s’il ressemble au héros de Hergé, c’est un Tintin dans le gouffre, pris dans la toile, aspiré dans le tourbillon, un Tintin qui troquerait la bravoure contre une forme d’apathie, de neutralité, qui se caractériserait par son absence d’implication et son désengagement : désengagement politique, désengagement amoureux, comme désengagé de sa propre vie. C’est paradoxalement cette attitude autre qui le rend singulièrement attachant. Il est éblouissant de voir Polanski aborder le thriller politique en en désamorçant d’emblée tous les principes familiers. Il élude tout suspens anecdotique pour créer une forme de suspens par le vide, dans lequel la tension découle intégralement de cette sensation de no man’s land grandissant autour du personnage. Dès lors que le héros accepte sa mission, il traverse le miroir, pénètre dans un autre monde, une autre dimension où règne l’inquiétante étrangeté. Comme le Paris nocturne de Frantic, comme le quotidien en vertige de Rosemary, comme le voisinage à double visage du Locataire, le monde de  Ghost Writer est à la fois réel et fantôme, tangible et pur mirage. Cela faisait longtemps que Polanski n’avait pas aussi bien renoué avec cette sensation de frontières dans laquelle la notion de genre disparaît ici totalement au profit de l’intime, cette sensation d’être apatride, étranger quel qu’en soit le lieu. Comme Peter Schlemil, Ewan Mc Gregor a perdu son ombre. Il est effectivement un fantôme anonyme, l’homme sans nom – à aucun moment le héros n’est nommé –, sans attache et donc, on ne peut plus polanskien. Certes avec Frantic, La Neuvième porte ou Le Pianiste, jamais Polanski ne rompait avec ses obsessions pour la claustration, l’enfermement, et le glissement du rassurant vers le dangereux, l’irrationnel, voire l’horreur pure, conservant la dimension kafkaïenne de la quête labyrinthique du moi et de sa survie. Mais ces œuvres contenaient d’emblée la force de leurs arguments de départ, imposant des attentes narratives rapidement comblées et un enchainement plutôt classique des événement qui facilitait l’adhésion au genre : suspense hitchcockien pour Frantic, retour à la tragédie historique pour Le pianiste, ou polar alchimique et feuilletonnesque pour La Neuvième Porte..
Ici tout repose sur un suspense anti spectaculaire autour du « rien », une forme d’éloge du « non événement » qui démythifie, détourne les ressorts policiers, dédramatise les acmés de l’intrigue (voir la manière dont l’attentat contre Lang est expédiée), les coups de théâtre et les scènes archétypiques et troque l’action contre une forme de poésie de l’attente et du doute.

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Le cinéaste renoue avec le sens de l’absurde de sa première période mais substitue à l’aspect infernal et morbide une forme de stoïcisme, entre fatalisme et amertume souriante. Le ghost serait un lointain cousin de Trelkovsky, mais sans rébellion, sans combat, se laissant voguer telle une barque vers le destin qui l’attend. Dès lors qu’il accepte sa mission, il pénètre une autre dimension. L’arrivée sur l’île est un ailleurs où le règne du bizarre, de l’onirique, aux confins du fantastique qui nous rapprocherait presque de l’univers d’un Thomas Owen ou d’un Marcel Béalu : un hôtel désert où la réceptionniste accueil ses hôtes en Charlotte Corday, un jardinier qui s’escrime à ramasser des brindilles dans une brouette, aussitôt remportées par le vent… C’est peut-être Cul-de-sac qu’évoque le plus Ghost Writer, sur une autre île, pour une autre intrigue prétexte qui converge comme son prédécesseur vers Beckett, vers la complainte de l’homme seul où tout lieu se mue en nulle part.
Ewan Mc Gregor est un étrange voyageur sans identité, en mouvement perpétuel qui n’abandonnera jamais sa petite valise à roulettes en toute circonstance, même la plus dangereuse. Polanski s’appuie sur une symbolique visuelle et une gestion de l’espace qui épousent le leitmotiv de la solitude individuelle, de l’homme en transit, seul avec lui-même avec ses interrogations, écrasé par l’immensité des lieux. Ici la claustration est également extérieure. Le cinéaste le perd dans des plans larges, dans des lieux déserts nocturnes et silencieux, devenus presque abstraits, presque antonioniens, comme en témoigne cette contemplation crépusculaire, le montrant sur le bitume humide face à un motel aux néons irréels.
Indéniablement imprégnée de la filmographie polanskienne, la remarquable partition d’Alexandre Desplat, si elle emprunte aux envolées morriconiennes de Frantic pour ses moments les plus tendus, rappelle plus souvent encore les mélodies de Komeda : sens de la mélodie lancinante et de la ritournelle, angoissée et ludique, tragi-comique, entre l’orchestral et le jazzy, cuivres grinçants semblant se moquer, railler les destinées (anti)-héroïques. Musique, image, narration, tout converge dans Ghost Writer vers une forme d’harmonie parfaite, dont l’approche lucide et distanciée du réel et de la tragédie du destin s’apparente à l’ironie romantique : la plaisanterie comme remède contre le Mal.
La télévision et internet sont présentés comme la réalité de façade plus rassurante et structurée… Un plan miroir particulièrement réussi le met en évidence, quand un hélicoptère, depuis l’extérieur de la villa, produit les images regardées sur leur écran par les protagonistes barricadés. Coincé dans leurs machinations jusqu’à en perdre leur identité, le couple Brosnan / Williams reste très opaque jusqu’au final et difficile à cerner, mais souvent attachant dans ses zones d’ombre entre détresse et machiavélisme. L’ex-007 en homme politique aux abois un peu pathétique est un choix bienvenu pour cet acteur au registre limité, tandis qu’il y a un grand plaisir à voir la trop méconnue Olivia Williams (Rushmore, Sixième Sens) se voir attribuer un rôle assez consistant.

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L’univers insulaire et bunkerisé de la demeure de l’ex-premier ministre en exil Adam Lang établit un parallèle évident avec la situation actuelle du réalisateur, une coïncidence qui peut faire gloser sur les couloirs sans fins de l’hypercinéma. On retiendra surtout avec quelle maestria Polanski met en place un univers de studio et de décors abstraits, agissant discrètement mais sûrement pour placer le spectateur dans une zone délicieusement intermédiaire entre réalisme et fantasmagorie ligne claire. On se prend parfois à avoir le sentiment d’y voir les personnages évoluer devant des écrans verts ou dans des espaces vides.
Les poursuites et les traversées des divers espaces sont un régal de rythme assuré et d’enchaînement complexe, théâtre d’un grand enjeu formel à travers une belle séquence où le Ghost suit à l’aveugle le chemin indiqué par un GPS, traversant l’eau, pénétrant dans des forêts et des demeures mystérieuses avec des poursuivants tout aussi obscurs… Fluidité et limpidité, ce sont les mots les plus simples pour définir l’immense plaisir pris devant ce film et son usage habile d’un mystère d’abord nourri d’humour et d’intelligence. Il y a dans The Ghost Writer une étonnante capacité à faire respirer une histoire, à lui donner surface et profondeur dans chacune de ses étapes. Le cinéma sert d’abord peut-être à cela. L’avant dernière scène, exposant un message passant de mains en mains, et le dernier plan magnifique dans sa soudaine mise en valeur du hors champs achèvent une construction malicieuse, dont la simplicité et l’aisance sont, n’ayons pas peur de l’avouer, presque désarmantes à commenter.
Parvenir à concevoir un thriller métaphysique tout en conservant une infinie légèreté n’est pas le moindre des troubles suscités par un Ghost Writer, animé par de fantastiques mouvements contraires. Dans cette œuvre dont la complexité tient à sa simplicité même, Roman Polanski habille la détresse d’un humour salvateur et pare le divertissement d’une profonde mélancolie.

Guillaume Bryon et Olivier Rossignot

CONTRE

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Polanski s’enferme dans ses névroses pour un film au goût fade et décevant… encore.Certes il connaît mieux que personne le thème de l’enfermement et maîtrise les volumes paranoïaques à la perfection. Malheureusement il y a bien longtemps que la sauce ne prend plus. Sous une esthétique alléchante, The Ghost Writer cache un scénario naïf et rempli d’incohérences.

Un « polar » desservi par une intrigue sans rebondissements, aux ficelles à peine cachées, et où le « méchant » (une femme en l’occurrence), est identifié dès le début du film avec force et renchérissements d’indices arrivant à gros sabots.

Partant de là, il ne reste plus qu’à aimer ce film pour son atmosphère, puisque le suspens lui s’est déjà fait la malle. Sur ce point, Polanski maîtrise et démontre à nouveau son talent de défricheurs de lieux et de musiques inquiétantes. Mais est ce suffisant ? Face à l’agacement d’une attente stérile certainement pas. D’autant moins quand le film se justifie d’exister à la fois par son genre (le polar) et par sa mise en cause des Etats-Unis, et qu’il fait preuve sur ces deux points d’une pauvreté d’imagination presque aberrante…

Tout est déjà vu, de la mise en cause des médias sur le traitement de l’information à la dénonciation des tortures perpétrées à Guantanamo. Du Moore caché dans un écrin doré qui ne lui sied pas, voilà ce à quoi on pourrait ramener cet opus… Les murs peints à la façon d’un Pollock déchaîné, le manichéisme blonde ensorceleuse / brune manipulatrice…Du symbolisme grossier et encombrant…

On sauvera du naufrage un Ewan Mac Gregor à son meilleur et un Robert Pugh en père meurtri, seul personnage finalement intéressant de cette ronde polanskienne, avec le balayeur de feuilles anonyme. Pour les autres, du réchauffé, de l’ennuyeux…encore.

Marion Oddon

Réalisé par Roman Polanski. Scénario de Robert Harris et Roman Polanski, d’après le roman de Robert Harris. Musique: Alexandre Desplat. Photo: Pawel Edelman. Montage: Hervé De Luze. Avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Olivia Williams, Kim Catrall, Tom Wilkinson… 130 minutes. 2.35:1.

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