Michel Gondry – « Conversation animée avec Noam Chomsky »

On aimerait parfois caricaturer Michel Gondry en le réduisant à un univers de petits bricolages ou de boites en carton, le cantonner à un espace régressif limité, mais au-delà de ses clips et pubs, son corpus filmique reste sans doute l’un des plus original qui soit pour un réalisateur français. Entre ses aller et retour entre la France et les USA, avec dans les deux cas des productions indépendantes à la production très classique ou de vrais blockbusters, il a le loisir de nous offrir des films nettement plus atypiques comme The We and the I ou L’Epine dans le cœur… Cette Conversation animée avec Noam Chomsky figure bien évidemment plus dans cette deuxième partie de sa filmographie.

Les allergiques au cinéaste doivent tout de même être prévenu : ils auront leur quota de bricolage, déjà de par la caméra 8mm utilisée et les séquences animées faites à la main, mais aussi de par ces nombreux interludes à la première personne montrant Gondry en plein travail manufacturier, besognant au montage comme une couturière au défi d’une robe atypique, dessinée et fabriquée en solo. Comme dans L’Epine dans le cœur, on pourra trouver cette mise en avant de l’ego, de la voix intérieure du cinéaste, assez proche du narcissisme… voir à la lisière d’une auto-fiction un peu harassante.

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Pour évoquer rapidement le fonctionnement du film, rappelons qu’ici Gondry se lance avec un caméra seulement capable d’enregistrer quelques secondes d’images, qui interviendront presque « au hasard ». Au-delà, la bande sonore est complétée par un travail d’animation en solo particulièrement impressionnant, toujours aussi soucieux de fluidité, capable de prendre finalement à son compte tous les aléas d’une conversation. L’intérêt primordial du film tient de ce traitement proche du balbutiement, qui sert parfaitement les théories linguistiques de Noam Chomsky dans ce qu’elles ont de plus séminale. Nous ne sommes pas vraiment dans la didactique, mais plutôt dans la matière qui se crée originellement, en matière de communication et même dans l’élaboration du discours sur celle-ci. Par ce procédé le spectateur est comme ramené en amont, à lui de s’y laisser dériver et d’apprécier les possibilités ludiques, voir de résister aux théories même (mis à nu, le processus intellectuel peut aussi paradoxalement rebuter plus viscéralement que dans un documentaire académique qui le sert sans esprit critique… dans les salles de cinéma, l’accueil pouvait être bien contrasté).

Le noeud principal ici, c’est la réception du message par l’interlocuteur, et la teneur du discours. Sans vraiment jouer au candide, Michel Gondry émet des interprétations et commet des erreurs de compréhension à même d’être corrigées par le « Pr Chomsky ». Le film n’est pas linéaire à ce niveau, assumant de se prendre les pieds dans le tapis, de revenir en arrière si besoin est… A contrario, quelque peu bousculé dans ce qui est aussi une pensée assumée mais un poil verrouillée, l’interviewé finit aussi par plier légèrement dans le procédé, qui va l’amener sur des chemins parfois peu soupçonnés, comme des éléments autobiographiques et personnels, une sorte de butée impalpable et mouvante dans les contours de la démonstration purement intellectuelle. On pense un peu au « piège » peut-être inconscient dans lequel Gondry a plongé sa tante dans L’Epine dans le cœur, avec comme témoin un spectateur pas loin d’être voyeur… Difficile d’élaborer une frontière entre la naïveté et la manipulation.

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Conversation animée… laisse peu de place au champ politique et, aux mass media, grande part de la pensée de Chomsky, à part peut-être un court passage sur les roms citant Sarkozy. On pourra ainsi penser que Michel Gondry dépolitise son propos, préfère jouer des rébus que lui offre le penseur avec l’impression d’une certaine inconséquence, nous sortant du « réel ». Mais la bulle du cinéaste, brisant les schémas de nombreux documentaires tracts ou même de l’exposé professoral, est un parfait complément pour plonger à la source des théories de Chomsky, mises finalement à l’épreuve même de ce procédé paraissant très mouvant.

Is the Man who is tall Happy ? est une expérimentation de film en train de se construire presque en direct, calqué sur les incertitudes de la « conversation », et au final, plus qu’un exposé pédagogique (ce qu’il reste sur bien des plans), il renvoit plutôt à l’expression du message dans ce qu’ils a de plus enfantin… Il tient peut-être plus d’une quète de la « grammaire universelle », cette idée d’une part d’innée. L’oeuvre interroge sans doute le cinéaste même dans son anxiété au niveau des ratages communicationnels, et nous ramène Chomsky à quelque chose de presque intimiste, de par ce dialogue éclaté dans le temps qui se décrispe après apprivoisement, dans un espace restant très réduit.

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C’est sans doute l’un des films les plus à vif et sain de Gondry, qui se montre ici profondément attachant dans son désir impossible de transparence (le montage est vécu comme une épreuve de manipulation qu’on aimerait dépasser…), interrogeant aussi assez  frontalement le piège de l’autisme que comporte son art. Le film est très conscient de ces données, les liant autant que faire ce peu aux théories mises en « démonstration ». Elles agissent comme de petits drames créatifs qui pourront paraitre un peu « peau de chagrin » et nobrilistes quand on voit jusqu’où Chomsky a étendu ses intervention, mais elles invitent aussi chacun  à une réapropriation autonome de données mise à une échelle « élémentaire ». C’est une marche en arrière de par la forme de l’exposé, on en revient finalement « au-dessous » du langage dans ce qu’il a d’acquis… Pour en user plus librement, apaisé. Poésie et intelligence peuvent vivre en harmonie.

Disponible depuis le 4 novembre 2014 en DVD – Shellac

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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