Marcio Bellochio – « Les Poings dans les poches » (1965)

Les Poings dans les poches ressort en salles cette semaine, dans une version restaurée.

En 1964-65, Marco Bellocchio a eu grand mal, selon ses propres dires, à mener à terme la réalisation de son premier long-métrage. On pourra, à ce propos, regarder et écouter le document intitulé Interviste, réalisé en 2005 et publié en 2006 dans l’édition DVD de The Criterion Collection, où sont entre autres racontées les difficultés financières que le cinéaste a rencontrées, évoquées les réactions hostiles à son projet quand celui-ci était en cours de réalisation – notamment de la part des critiques sélectionnant les films pour le Festival de Venise – Cf. le document sur Youtube.

Mais, une fois finie et montrée dans sa forme définitive, notamment au Festival de Locarno où il obtient un prix, son œuvre fait l’effet d’une bombe. C’est que le propos est radical et franc, au niveau du fond et de la forme… Il a quelque chose de « révolutionnaire », d’« anarchique », de quasi « surréaliste ». Mai 1968 n’est pas loin, et les brûlots pasoliniens ont commencé à voir le jour.

Une famille bourgeoise vit repliée sur elle-même, en quasi autarcie, dans la campagne italienne, elle-même coincée dans un univers montagneux – il s’agit de la Province de Plaisance, en Émilie-Romagne, aux alentours de Bobbio, ville d’où sont originaires Bellocchio et ses parents. Pour certains de ses membres, quand ce n’est pas dans la relativement grande demeure où ils logent, c’est dans la cheminée de l’une des pièces qui la composent. Plusieurs d’entre eux sont touchés par des maladies profondes, incurables, quasi congénitales. La mère, qui est veuve, est aveugle. La jeune Giulia et deux de ses frères, Leone et Alessandro, sont épileptiques.
Alessandro – Ale – n’arrive pas à s’insérer dans la vie sociale et professionnelle de monde qui l’entoure. C’est ce que lui reproche l’aîné, Augusto, lequel semble épargné par les tares et handicaps qui frappent ce foyer.
Augusto a une relation avec une jeune fille de l’extérieur, Luisa. Mais il a toutes les peines à s’installer en ville, à vivre par ses propres moyens. Prendre soin des malades coûte cher. Par ailleurs, Giulia, Luisa et lui-même se mettent, lui mettent, avec plus ou moins de mauvaise foi et d’hypocrisie, des bâtons dans les roues.

Le caractère incestueux de certaines relations qu’entretiennent des membres de cette famille ne fait aucun doute, même si Bellocchio présente les choses de façon très implicite. Et même si la critique ne semble pas avoir trop voulu, globalement parlant, se pencher sur la question. La figure du chat n’est pas insignifiante, en ce sens, dans la scène elliptique où Ale et Giulia sont allongés par terre dans une pièce de la maison, alors que Leone est sans vie dans la baignoire de la salle de bains. Ils ont probablement vécu l’amour charnel. Il faut par ailleurs savoir qu’une séquence non tournée par Bellocchio était prévue dans son scénario initial : un moment où Alessandro et Augusto se faisaient un massage du dos, dans une probable promiscuité érotique.
On comprend alors le lien qui est fait et à faire entre l’évocation d’une forme d’endogamie familiale, de consanguinité, et les troubles psychiques dont souffrent certains membres de la famille qui est au centre du récit.

Ale trouvera une sorte de solution en éliminant la mère, Ale, et en trouvant lui-même la mort, avec l’aide indirecte de Giulia.
Son geste criminel envers la daronne est troublant comme les suites immédiates qu’il lui donne. Ils sont pied de nez mordant à l’autorité, acte de révolte incendiaire, d’irrévérence et de blasphème salvateurs, holocauste jubilatoire, libération intellectuelle, physique, visuelle… dirigés et gagnés contre un milieu sclérosant, contre les valeurs conservatrices de la famille, de la religion, de la patrie. En ce sens, les références qui ont parfois été faites à Jean Vigo ou Arthur Rimbaud, par Bellocchio lui-même ou par d’autres, sont compréhensibles. On notera la présence d’une photo de Marlon Brando, probablement tirée de L’Équipée sauvage, dans la chambre de Giulia. Et effectivement, celle-ci se montrera dans le récit fervente actrice et témoin d’une course-poursuite en voiture.

Mais l’attitude d’Ale est quand même difficile à assimiler.

D’abord parce que le jeune homme – même si, à la fin du récit, Giulia ne lui vient pas en aide et est donc cause relativement directe de sa mort – avait prévu de disparaître avec ceux qu’il voulait depuis un certain temps éliminer. Si révolte il y a, de la part du personnage incarné de façon fulgurante par Lou Castel, elle est dirigée aussi contre lui-même, ce qu’il représente, ce dont il fait partie. Ale, certains de ses proches, sont pris dans un tourbillon autodestructeur.

Les crimes d’Ale ont une dimension quelque peu eugénique. Le jeune homme élimine les malades, les déficients. Et si Giulia est celle qui élimine en quelque sorte Ale, ou qui aide à son anéantissement, on comprendra pourquoi Bellocchio a placé une photo d’un officier qui pourrait évoquer un nazi ou un fasciste dans la chambre de la jeune fille, sur sa table de nuit. On ne peut s’empêcher de penser d’ailleurs, de ce point de vue, et au vu de l’ensemble du film, au futur chef d’oeuvre de Luchino Visconti : Les Damnés.

Même si Ale permet apparemment à Augusto et son amie Giulia de sortir de la prison familiale, de cette cellule étouffante, en sacrifiant ceux qui font obstacle, et donc en se sacrifiant lui-même, le portrait qui est fait des deux personnages apparemment les plus normaux n’est pas positif. On voit deux individus assez passifs, faisant plutôt marche arrière qu’allant véritablement de l’avant, mentant l’un à l’autre ou se mentant à eux-mêmes, en rejoignant cependant sans vergogne un monde nouveau, certes, mais qui a toutes les apparences du conformisme et du nivellement culturel : la société de consommation, celle du boom économique qu’a connu la Péninsule dans l’après-guerre. En cédant aux sirènes du néo-capitalisme qu’exècre Bellocchio, très engagé à gauche, au-delà même des partis traditionnels.

Plusieurs critiques ont noté l’association étonnante, en ce film, de la comédie et de la tragédie. Les ombres des personnages projetées sur les murs, le mobilier et les objets antiques, les nombreuses images encadrées qui tentent de faire perdurer le passé sur et entre les murs de la maison, le feu et la cendre, la neige et le froid… tout cela plombe l’atmosphère. Les maux individuels, les conflits interpersonnels, les amours illicites déchirent le tissu familial en même temps qu’ils le durcissent.
Mais les comportements sont parfois outrés, risibles. Un projet radical avorte lamentablement à cause d’une futile péripétie parasite. Les rires accompagnent les souffrances et les colères – des rires souvent nerveux ou cyniques, cependant. Et la mort est donnée si légèrement, si facilement – littéralement du bout des doigts, comme s’il suffisait d’une pichenette pour tuer autrui qu’elle en perd son caractère intrinsèquement violent et dramatique.
Mario Soldati, en décembre 1965, et Fernaldo Di Giammateo, en 1994, ont tous deux parlé du caractère « comique » de cette oeuvre… La monographie qu’Antonio Costa consacre au film, en 2005 – Costa donne d’ailleurs les références des écrits de Soldati et Giammateo -, comporte un chapitre évoquant l’ « humour noir » des Poings dans les poches. Cet ouvrage a été édité à Turin. Bellocchio a évoqué, lui, les fous rires qu’il a pu entendre avec un certain étonnement parmi les spectateurs voyant le film, quand celui-ci est sorti.

Le texte de Costa est intéressant et mérite qu’on y prête attention, également parce qu’il met en rapport Les Poings dans les poches et Allemagne année zéro, les personnages d’Ale et d’Edmund, dans un chapitre intitulé « Italia anno zero ». Même s’il évoque une différence entre les décès tragiques des deux protagonistes, il rapproche leurs gestes criminels respectifs, pour l’un déterminé par un maître à penser nazi, pour l’autre par des motivations pouvant être de dimension fasciste.
La question de la rationalité ou de l’irrationalité des comportements des personnages, des milieux auxquels ils appartiennent, est discutée. Elle est complexe, et, dans les années soixante, Pasolini s’est prononcé sur elle – Bellocchio lui a d’ailleurs répondu par écrit. Ce n’est pas le lieu ici d’y re-venir. Ce que l’on peut noter c’est qu’Alessandro est un personnage ambigu, un « problème » – comme le qualifie Costa. Son comportement vise à renverser un ordre établi en son foyer et sa lignée ; il a des aspects désordonnés et follement obsessionnels. En même temps, et comme l’a déclaré Bellocchio lui-même à propos du geste d’Ale consistant à placer de façon répétitive la main devant le visage comme pour se donner une direction, il veut mettre de l’ordre dans une situation chaotique, pathologique, et créer un ordre nouveau… pour l’un des siens, qu’il admire et auquel il s’identifie jusqu’à partager la même prostituée.

On remarquera pourtant que si le film de Rossellini a une dimension morale, symbolique, il est quand même ancré de façon assez forte dans la réalité et le contexte de son époque. L’oeuvre de Bellocchio nous semble nettement plus abstraite, nébuleuse. Ce n’est pas forcément un défaut, mais, en ce sens, et même si ses prises de position ont souvent été d’un radicalisme problématique et critiquable, on peut prendre en compte la recension du marxiste Guido Aristarco qui, bien que reconnaissant des qualités au film, y perçoit avec regret une forme de vacuité politique, une absence de perspective critique – in Cinema Nuovo, n. 180, marzo-aprile 1966, pp.90-91.

En fait, le futur auteur d’Au nom du père a surtout capté l’air du temps. Il a aussi exprimé un confusionnisme juvénile personnel… Mais avec une irrépressible et indubitable inspiration poétique. Une poésie amère et tranchante.

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A propos de Enrique SEKNADJE

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