Depuis le 14 juin, on peut voir dans les salles, sous l’impulsion du CNC et des Films Camelia, une sélection de 5 films noirs mexicains, inédits en France: Distinto Amanecer ( 1943 ) et Crepusculo ( 1945), de Julio Bracho; Salōn Mexico (1949) d’Emilio Fernandez; Il Suavecito (joliment traduit par « Roberto la Douceur », 1951), de Fernando Méndez et enfin El Medaillōn del Crimen (1956) de Bustillo Oro.

Magnifiquement restaurées, ces oeuvres méconnues sont bien plus que des curiosités pour cinéphiles. Elles révèlent un cinéma dont la puissance et la beauté n’ont rien à envier aux productions de l’envahissant voisin américain. Leur diffusion en France est aussi l’occasion de se pencher un peu sur l’histoire du cinéma mexicain. Le Mexique n’a pas attendu Del Torro, Cuarón ou Inarritu pour briller, ni pour comprendre les puissances esthétiques et politiques du cinématographe. Dès 1895, le dictateur Porfio Diaz y invite les frères Lumière, conscient des potentialités de séduction sur les foules que recèle ce nouvel outil. Mais c’est entre 36 et 56 que le cinéma mexicain connaît son « âge d’or », sous l’impulsion des différents gouvernements, qui se lancent dans une vaste campagne de promotion des beaux-arts, pour combattre l’hégémonie américaine. Entre 34 et 37, 162 films sont produits. Une loi oblige les exploitants de salles à projeter au moins un film mexicain par mois. Au milieu des années 40 sont créés les puissants studios Churubusco, sous la double impulsion du Président Camacho… et de la RKO -difficile de se libérer de l’emprise américaine. Comme à Hollywood, un véritable star system éclot. Comme à Hollywood, le film noir est un sublime miroir des fractures des hommes et de la société.

Mais, si les films présentés dans cette rétrospective reprennent les codes bien connus du genre, ils permettent aussi d’appréhender une véritable idiosyncrasie. Pour le spectateur, c’est un double plaisir: celui de retrouver des motifs qui lui sont chers – en particulier une beauté graphique inégalable, sculptée par la profondeur des contrastes- et celui de voir comment l’âme des cinéastes mexicains, empreinte de goût pour le mélodrame social et les arts pré-colombiens, a su leur donner une coloration singulière. Le plaisir est aussi, tout simplement, celui de se laisser embarquer dans des péripéties qui voient se côtoyer des personnages hauts en couleur: bandits à costumes et chapeaux, politiques véreux, gentils garçons facilement abusés après un verre d’alcool, prostituées, jeunes filles virginales, policiers au grand cœur. Sur fond de trahison, de jalousie, ou de folie, les intrigues se déploient dans un temps court (1h46 pour le film le plus long), bien loin de la diabolique libération de la durée qui marque le cinéma contemporain.

Mexico la tentaculaire, propice aux rencontres fortuites et catastrophiques, est omniprésente. Le beau prologue d’ El Medaillōn del Crimen , après nous avoir permis d’embrasser la ville dans une vision panoramique, nous en montre la carte, que commente une voix off: « La grande ville… 4 millions d’habitants aux destins imprévisibles… 4 millions d’individus qui meurent et naissent incessamment (…). Grâce à cette carte de la grande ville, telle une radiographie de ses entrailles, nous localisons notre histoire. Trouvons par exemple deux hommes complètement opposés, qu’une toile sombre de passion et de sang unira». Avec son contraste de grandes avenues et de ruelles, de quartiers chics et de bas-fonds, de lieux de perdition et de dévotion, Mexico est un décor idéal. Et puis, il y a les gares, ces endroits où le cours d’un destin peut basculer, comme dans les belles scènes finales d’El Suavecito et de Distinto Amanecer. En toute conformité avec le genre, le cabaret, lieu de l’embrouille, de la séduction, de la Chute, et de la nuit, est très présent aussi. C’est le décor principal et éponyme de Salon Mexico, qui voit une prostituée se débattre pour offrir à sa petite soeur une éducation onéreuse dans un pensionnat catholique. La trame pourrait sembler édifiante mais la musique et la danse apportent une grande vitalité charnelle au récit. Dans El Medaillōn del Crimen et El Suavecito, le cabaret donne aussi l’occasion de savourer de belles scènes chantées et dansées. Dans l’ensemble de la sélection, l’alternance du jazz, des partitions dramatiques propres au film noir, des mambos endiablés ou autres ritournelles sentimentales, crée une riche carte sonore dans laquelle s’entendent aussi bien les influences étrangères que la revendication d’une culture propre. Aux accents de mélodrame se mêle une tension tragique. À l’expression grisante de la pure vitalité des corps succèdent les accents déchirants de la catastrophe. Ainsi la tradition populaire des « canciones » et des numéros dansés trouve-t-elle ici une expression nouvelle, loin du caractère folkloriste qu’elle revêt dans la ranchera, cet autre genre dominant dans le cinéma mexicain.

Contrairement encore à ce que l’on voit dans la ranchera, comédie paysanne à l’humour volontiers machiste, les figures féminines sont complexes. Elles renouvellent le topos de la femme fatale. Certaines oppositions semblent à première vue stéréotypées : la prostituée et la jeune vierge (Salon Mexico); la femme d’une sensualité redoutable et sa soeur, toute en innocente fraîcheur (Crepusculo); la bonne épouse ou la jeune femme exemplaire et la poule de truand (El Medallon del Crimen; El Suavecito). Toutefois, le clair et l’obscur semblent finalement coexister dans toutes ces héroïnes, beaucoup moins monolithiques que les personnages masculins, toutes en métamorphose. La Mercedes de Salon Mexico est aussi crédible en prostituée au maquillage criard qu’en délicate bourgeoise. La Julieta de Distinto Amanecer, mariée à un écrivain raté qui la fait vivre dans la misère et la résignation, devient, à l’issue d’un parcours initiatique mouvementé, une femme capable de tuer par amour… et de renoncer à la passion. Les deux sœurs de Crepusculo, que tout semble opposer (jusqu’à leur utilisation d’un téléphone noir et d’un téléphone blanc dans une scène de confrontation à distance!), finissent enlacées, pleurant un homme qu’elles ont toutes deux aimé de façon différente mais avec la même sincérité. Lupita, jeune femme d’une vertu farouche, s’amourache d’El Suavecito, un mauvais garçon fanfaron et un peu faible, qui lui aussi révélera une profondeur inattendue. En contrepoint à la fatalité de la passion agissent les puissances de la religion et de la famille ( comment ne pas penser à Buñuel!). Ainsi les enfants sont-ils souvent présents, spectateurs des errements de leurs aînés ou déclencheurs de désastres malgré eux. L’ombre de l’enfant mort à cause de la misère plane sur trois films, rappelant l’ancrage social inhérent au genre dans sa traduction mexicaine.

Parmi ces films, ceux de Julio Bracho se distinguent par leur complexité, leur beauté, ainsi que par la qualité de la direction d’acteurs (le jeu, dans les autres films, peut paraître un peu daté, mais cela fait partie de leur charme suranné). Dans Distinto Amanecer, Andrea Palma apporte une grande intensité à son personnage, qui, en l’espace d’une nuit, reconstruit sa relation à son environnement. Elle vole la vedette à Pedro Armendáriz, une des grandes stars du cinéma mexicain, qui joua aussi chez Ford, Curtiz ou Christian-Jaque. Mais le film le plus fascinant est sans doute Crepusculo, qui s’éloigne des codes du genre: pas de malfrats, pas de cabaret, pas de bagarre. Le trio amoureux est revisité pour devenir quatuor. Le récit en flashback, porté par une voix off, est celui d’une mort et d’une folie annoncées, qui n’enlèvent rien au suspense de l’intrigue, riche en rebondissements. Les surimpressions, la profondeur de champ, les angles baroques, l’ambiguïté magnifique des voix intérieures des personnages, plongent le spectateur dans une atmosphère qui n’est pas sans évoquer les grands films psychanalytiques d’Hitchcock ou de Lang. L’envoûtement dont est victime le personnage masculin semble relever, comme conjointement, de la passion sensuelle et de la magie de la statuaire mexicaine: on frôle le fantastique; on sonde les contradictions d’un pays que le film présente comme attiré par la modernité ( son personnage est chirurgien et fait un périple en Europe pour observer ce qui se fait dans « les pays plus avancés ») et profondément attaché aux mystères anciens de l’art et de la religion. Gloria Marín, dans le rôle de Lucia, est ambiguë à souhait; face à elle, Arturo de Córdova campe un homme d’une grande rationalité poussé au bord de l’abîme. On le retrouvera en fou de jalousie dans le sublime El de Buñuel.

Une aube différente (Distinto amanecer), de Julio Bracho (1943) – 1h46
Crépuscule (Crepúsculo), de Julio Bracho (1945) – 1h45
Les bas-fonds de Mexico (Salón México), d’Emilio Fernández (1949) – 1h31
Roberto la douceur (El suavecito), de Fernando Méndez (1951) – 1h27
Le médaillon du crime (El medallón del crimen), de Juan Bustillo Oro (1956) – 1h33

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A propos de Noëlle Gires

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