Cannes 2025 (Projections de minuit) – Juno Mak – « Son of the Neon Night »

« Sons of the Neon Night » de Juno Mak : un cyber-mélodrame fait de fureur, de fantômes et de lumières pour redéfinir le polar kongkongais

Présenté dans la section Projections de minuit à Cannes 2025, Sons of the Neon Night est une œuvre hors normes, longtemps attendue, plusieurs fois repoussée, dont la gestation épique (plus de six ans de postproduction) nourrit à elle seule une aura mythologique. Mais au-delà du mythe, le film frappe par une chose rare : sa capacité à envelopper le spectateur dans un monde total, fusion dense d’images, de sons, de silences et de chaos.

Le monde d’Eddington était saturé d’écrans ; celui de Sons of the Neon Night est baigné de néons, mais hanté de silence. La fusion entre les éléments visuels et sonores opère ici à un niveau presque organique. La photographie crépusculaire de Sion Michel (Memoirs of a Geisha et Collateral, en collaboration avec Dion Beebe) – mêlant reflets de vitres gelées, contre-jours au sodium et halos bleus – se heurte ou se fond aux nappes électroniques composées par Nate Connelly, dans une lente montée en tension.

© Distribution Workshop

Le neige éternelle de ce Hong Kong dystopique, artificielle mais crédible, ne sert pas seulement de toile de fond : elle étouffe le son, absorbe les cris, rend chaque pas plus lourd, chaque détonation plus aiguë. C’est une ville rendue sourde à elle-même. Cette orchestration visuelle et auditive construit un univers sensoriel paradoxalement glacial et incandescent, dans lequel les personnages semblent exister en suspension.

Le montage vertigineux de William Chang – à la fois éclaté et chorégraphié – épouse parfaitement l’univers du film. Loin d’un récit linéaire, Sons of the Neon Night propose une narration fragmentaire, quasi hallucinée, où le temps se plie, se contracte, s’ouvre sur des analepses aussi nettes que brusques. Le spectateur est baladé, volontairement désorienté, parfois frustré – mais cette frustration fait partie de l’expérience.

Ce choix narratif déroutant s’explique aussi par un fait essentiel : le film a d’abord été conçu comme une série. Dès ses premières phases de développement en 2016, Juno Mak envisageait une mini-série de huit heures, pensée comme une fresque urbaine tentaculaire, où chaque épisode se centrerait sur un personnage-clé, un pan du système mafieux, ou un micro-événement tragique. Le format sériel aurait permis de dilater la narration, d’explorer plus en profondeur les zones d’ombre psychologiques des protagonistes, d’alterner les points de vue, et de creuser la logique souterraine des trahisons.

Mais le projet a peu à peu glissé vers un format cinématographique, pour des raisons à la fois économiques (absence de plateforme asiatique capable d’absorber un tel budget) et artistiques (volonté de garder un contrôle formel unitaire). Résultat : un récit condensé, dense, parfois trop, où l’on sent à chaque séquence la matière d’un arc narratif amputé. C’est à la fois la richesse et la limite de l’objet.

Le Hong Kong de Sons of the Neon Night n’est pas un simple décor futuriste. C’est un paysage mental et moral, une ville où le pouvoir change de mains comme on change de masque, où la neige empêche toute trace, toute preuve, toute mémoire. Dans cette topographie figée, glacée, les relations humaines sont prises dans une spirale de loyautés fragiles, de trahisons souterraines, et de rapports de force mouvants.

Le personnage central – le fils cadet d’un magnat de la pharmacie, décidé à démanteler un empire de la drogue pour réhabiliter le nom de sa famille – est à la fois héritier et saboteur. Il tente de redonner du sens à un système qui ne fonctionne plus qu’en circuit fermé. À travers lui et les figures qui l’entourent, Juno Mak interroge la possibilité même d’un engagement sincère dans un monde où la loyauté n’est plus une vertu mais une vulnérabilité.

La force de Sons of the Neon Night réside aussi dans la manière dont Juno Mak orchestre un dialogue complexe entre ses influences, sans jamais tomber dans le pastiche. Il y a, bien sûr, l’ombre du polar hongkongais classique, des films de Johnnie To ou Andrew Lau, dans le traitement des triades et la tension entre code d’honneur et corruption. Mais Mak y injecte une esthétique sensorielle, presque méditative, qui rappelle le Wong Kar-wai de 2046 autant que le Tsai Ming-liang de The Hole.

Par son univers dystopique, glacial et stylisé, on pense aussi à Ridley Scott (Blade Runner) ou à Michael Mann, notamment dans l’usage du numérique à basse lumière et dans l’architecture mentale du chaos urbain. Mais ce qui distingue Mak, c’est sa capacité à créer une imagerie radicalement personnelle – cette neige blanche qui tombe sur les néons, cette ville muette, ces visages figés dans la perte –, qui fait de son film un objet profondément singulier.

On pourrait aussi évoquer David Lynch pour la fragmentation du récit, Park Chan-wook pour la chorégraphie de la violence, ou même Takeshi Kitano pour la poésie brutale des figures silencieuses. Mais Sons of the Neon Night ne se réduit pas à une mosaïque de références : il les absorbe, les redéploie dans une grammaire propre, qui mêle violence et recueillement, saturation visuelle et creux émotionnels.

Sons of the Neon Night n’est pas un film facile. C’est une expérience immersive, dérangeante, esthétiquement renversante. Juno Mak y déploie une maîtrise plastique rare et un univers cohérent jusque dans sa fragmentation. Le film interroge les ruines d’un monde contemporain où le politique, le familial et le criminel ne font plus qu’un. Il en tire une œuvre de crépuscule et de résistance, aussi désespérée que somptueuse.

Un polar dystopique ? Un opéra urbain ? Une allégorie politique ? Sans doute un peu tout cela. Mais surtout, une œuvre conçue pour s’étendre et proliférer, née sous la forme d’un labyrinthe sériel, ramassée dans un long-métrage incandescent dont les coupes et les silences disent autant que les dialogues. Sous son apparente froideur, Sons of the Neon Night brûle d’un feu profond : celui d’un cinéma qui ne renonce pas à créer des mondes, même brisés.

© Distribution Workshop

L’«effet Juno Mak » : comment un cinéaste remodèle le cinéma hongkongais du XXIe siècle

Le cinéma contemporain de Hong Kong est souvent décrit comme partagé entre la nostalgie de son âge d’or des années 1990 et la gravité économique des coproductions continentales. C’est dans cette tension que s’est imposé Juno Mak — star de la musique devenue auteur, dont la signature visuelle et sonore se reconnaît immédiatement : chromatisme glacé, néons diaphanes, lenteur hypnotique du montage, violence stylisée, hantise de la mémoire collective. Depuis Rigor Mortis (2013) — hommage gothique aux films de vampires « geung-si » — jusqu’au très attendu Sons of the Neon Night (2025), son influence se mesure aujourd’hui sur trois fronts majeurs.

Juno Mak renouvelle le cinéma de genre « premium » en remettant tout d’abord à neuf l’horreur et le fantastique. Avec Rigor Mortis, il dépoussière la mythologie locale des « hopping vampires », la baigne dans un clair-obscur de film noir et l’exporte en festivals (Venise, Toronto) ; le succès critique ouvre la voie à une nouvelle vague d’horreur stylisée venue de Hong Kong. Ensuite le réalisateur fait le pari du très haut budget. Sons of the Neon Night dépasse les 50 M US$ – l’un des budgets les plus élevés de l’histoire locale. Cette inflation a déjà incité plusieurs studios (Emperor Motion Pictures, One Cool Film) à réévaluer leurs seuils de financement pour les thrillers haut de gamme. Enfin, il mise sur l’esthétique « neige & néons ». La reconstitution à l’échelle 1 :1 de Causeway Bay sous la neige, tournée à Huizhou, devient un cas d’école : la ville réelle est transformée en espace dystopique où les codes du polar se frottent au cyber-mélodrame.

Juno Mak c’est aussi une grammaire sensorielle adoptée par la jeune garde. Les réalisateurs émergents citent désormais Mak aussi spontanément que Wong Kar-wai ou Johnnie To. On reconnaît son empreinte tout d’abord dans le travail de la « matière sonore » — nappes électroniques, silences opaques, bruits d’infrastructure traités comme motifs musicaux — visible dans les premiers longs d’Adam Wong (The Way We Talk, 2024) ou Philip Yung (Papa, 2025). Son style relève ensuite du montage éclaté hérité du projet sériel d’origine de Sons of the Neon Night : des jeunes cinéastes indépendants (HKU FilmLab 2024) citent ce « chaos contrôlé » comme modèle pour raconter la fragmentation de la ville. Enfin, la fusion multimedia est poussée dans ses ultimes conséquences : après l’annonce de son concert‐installation « Project Mayhem » mêlant hip-hop et nostalgie gangster, plusieurs collectifs (Zheng Lab, Komix) travaillent à des performances hybrides.

Ce cinéma vise à réenchanter le discours politique par l’iconographie dystopique. Juno Mak convertit en effet l’imaginaire du polar en commentaire méta-politique. Tout d’abord, la neige est liée au pouvoir : la couche blanche qui recouvre Hong Kong efface toutes les traces ; la ville devient un palimpseste où la loyauté se mêle à la trahison. Cette métaphore visuelle est déjà reprise par des vidéastes locaux dans des courts VR (M+ Avant-Garde Showcase 2025). Ensuite le thème de la culpabilité est lié à celui de l’héritage : la trilogie thématique Revenge : A Love StoryRigor MortisSons of the Neon Night place toujours un héritier face à la corruption de sa lignée, miroir anxieux d’une génération prise entre mémoire coloniale et réalités post-2020. Enfin, l’absorption et la restitution des influences : de Johnnie To pour l’éthique du crime, à Ridley Scott pour la ville futuriste, en passant par Park Chan-wook pour la stylisation de la violence, Mak digère et transcende. Tatler Asia résume : « Il ose le mélange, il transforme la noirceur en dispositif esthétique. »

Juno Mak n’a pas simplement signé quelques films singuliers ; il a redéfini le périmètre de ce qu’un thriller hongkongais peut être — techniquement ambitieux, visuellement radical, résolument trans-média — et ouvert la porte à une nouvelle génération prête à parler de la ville dans un langage sensoriel, numérique, fragmenté. Aujourd’hui, tout cinéaste qui éclaire un couloir de Kowloon en cyan ou qui fait tomber une neige artificielle sur les néons doit, consciemment ou non, composera avec l’ombre longue et glaciale de Sons of the Neon Night.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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