Qui est Robert Oppenheimer ? Que sait-on de lui, à part, pour certains d’entre nous, qu’il est le « père de la bombe atomique » ? Le fait de se demander pourquoi Christopher Nolan lui consacre un film est aussi passionnant que le film lui-même. Cela tient à la nature du personnage et à la manière dont Nolan le présente, le questionne, et en fait un miroir tendu à notre société. Tout grand film historique, au-delà des faits qu’il retranscrit dans le temps qu’il étudie, se donne aussi pour mission de refléter l’époque dans laquelle il s’inscrit. Par un jeu d’échos, le passé n’est pas tant mis en scène pour lui-même que pour les correspondances que l’on peut établir avec le temps présent, un temps que le cinéaste éprouve lui-même, et qui ne laisse pas de poser ses propres questions. Oppenheimer sera donc hanté par notre présent, l’évocation du passé ne cessant de rebondir sur notre monde contemporain. Cette conscience du XXIe siècle installe l’œuvre dans une angoisse palpable qui ne s’évanouit jamais.

Une infinité d’hommes illustres a émaillé l’Histoire, et c’est Oppenheimer que Christopher Nolan choisit. Ni pur biopic, ni film catastrophe – les deux tendances que l’on voyait se dessiner – Oppenheimer est un creuset de genres : portrait intimiste, film de procès, film à suspense… La figure du savant et les différentes étapes de sa vie permettaient cet entrelacement, rendu plus personnel encore par la proéminence des obsessions de Nolan. Une phrase suffit, assortie de quelques plans visuellement marquants, vers le début du film, pour suggérer que Nolan et Oppenheimer se sont « trouvés ». Assis en bout de table dans une pièce impersonnelle où une dizaine de personnes l’écoute et note ses propos, le Oppenheimer cinquantenaire se raconte. La chronologie du film et son montage gardent leur caractère opaque : aussi lorsqu’Oppenheimer, au début du film, annonce qu’il va revenir sur les faits et qu’il lui faut d’abord dresser le portrait de sa personnalité, on ignore absolument de quoi il est accusé et de quoi il doit se justifier. Sa personnalité, c’est d’être un étudiant passionné sans être brillant, obsédé par les mystères de l’Univers. Voir le jeune Oppenheimer allongé sur son lit assailli par des visions cosmiques angoissées introduit immédiatement Nolan en filigrane. Nous ne sommes pas dans Interstellar, mais aussi peu développée soit-elle ici, leur matrice semble identique.

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Nolan a toujours travaillé sur le temps, l’infini comme l’instantané qui fuit au cours de nos existences, le temps s’entremêlant à l’espace sous toutes ses formes, lorsque passer une heure sur une planète fait vieillir de sept années. On évoque souvent la fascination de Nolan pour la physique quantique, mais cette obsession ne trahit-t-elle pas finalement la philosophie intime de son univers ? Que fait l’homme, cette petite entité éphémère à l’intérieur du temps infini, comment sa négligeable existence s’insère-t-elle au sein d’un ordre universel, et comment l’ordre conditionne-t-il sa vie ? Cette confrontation entre deux espaces, le cérébral et l’infini, constitue le pivot d’une œuvre qu’on croit à tort plus scientifique et abstraite que sensitive, à travers ce questionnement de l’être pensant dans un monde dont il ne verra jamais la fin. En cela, Oppenheimer paraît le sujet rêvé pour Nolan, et plus encore dans les partis pris de son approche : son héros est un être appréhendant le présent en direct mais aussi l’avenir, entre la nécessité de créer la bombe et de faire avancer la science, et la peur de détruire le monde. Il est tiraillé entre deux temporalités : celle d’une guerre et d’une recherche scientifique vécue au présent, et celle d’un monde qu’il risque de modifier et d’anéantir.

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Tout l’axe traitant de la souffrance morale du personnage nous atteint de plein fouet. Là où le film de Nolan est vertigineux, c’est dans la manière dont il traite de l’expression consacrée de « réaction en chaine ». Ce qui était censé s’arrêter aux limites d’une guerre mondiale et d’un ennemi qu’il fallait à tout prix stopper ne s’arrêta pas à la bombe A. Ce qui devait être un point final devint rapidement un point de non-retour. Car dès lors que la création de la bombe était actée, la course à l’armement pouvait commencer, avec sa surenchère, ses recherches de plus en plus poussées pour produire une arme plus destructrice, plus meurtrière encore.

Intime et désespéré, Oppenheimer est une tragédie humaine évoquant deux fissions, celle du noyau atomique et celle d’un individu, où le chaos en marche reflète le chaos intérieur. Nolan raccorde avec virtuosité ces deux enfers via ce paradoxe inextricable d’une création au service de la destruction. Toute la défaite du monde semble passer sur le regard de Cillian Murphy, toujours pris dans ce terrible dilemme de faire avancer la Science et donc l’humanité, et d’avoir dans un même temps trouvé le moyen de l’éteindre.

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Une scène remarquable figure ce basculement presque schizophrène. Bien qu’il ait émis des réserves sur la pertinence d’utiliser la bombe alors que l’Allemagne venait de capituler et que le Japon restait le seul à résister, Robert Oppenheimer délivre un discours victorieux, soulagé de voir la guerre se finir, tout en étant profondément meurtri. Des ralentis et des distorsions du son soulignent d’abord le caractère indécent d’une telle liesse, avant que ne se fige le visage du scientifique glissant vers l’épouvante : dans l’assistance la joie laisse place aux pleurs, cris, hurlements de douleur, à l’agonie sous l’effet des radiations. Cette hallucination projette le sentiment de culpabilité : la bombe n’a pas atteint l’ennemi mais l’humanité.

La mise en scène de Nolan épouse cette double fracture intérieure et cosmique dans des flashs visionnaires rappelant l’approche de Malick dans The Tree Of Life et un désign sonore stupéfiant travail qui donne parfois l’illusion d’avoir entendu de la musique et du chaos symphonique à la Zimmer, là où le vacarme n’avait pas de notes. La partition électro de Ludwig Göransson participe de cette confrontation, entre ses nappes répétitives et ses cuivres parfois violents. La déflagration intérieure et eschatologique vient embraser l’écran, briser la linéarité par des chocs d’interférences. Si Oppenheimer suit étape par étape le cheminement de son personnage principal, ces interruptions régulières constituent des éclats dans la narration, des fractures d’un montage totalement en adéquation avec son récit, jusqu’à contaminer l’œuvre entière. Plus Oppenheimer – à l’image de son héros – avance, plus il se disloque, telle une symphonie radioactive. Aussi méticuleux qu’il soit, le biopic selon Nolan se pare de tonalités presque oniriques. Aussi Oppenheimer, plus métaphorique qu’ouvertement réaliste, pourrait s’apparenter à un cauchemar laissant une profonde sensation d’étouffement. Là où Oppenheimer se révèle métaphysique, c’est dans cette idée d’une recherche contre-nature, d’un homme interférant avec le fonctionnement de l’univers, que Nolan ne perd jamais de vue. La mise en exergue de Prométhée n’est évidemment pas fortuite : s’il ne s’agit pas d’une attaque contre Dieu, un équilibre céleste, un ordre censé être inaltérable est touché. Après la catastrophe, rien ne sera plus jamais comme avant : l’homme a commis l’irréparable. N’est-il pas là, le péché originel ?

Oppenheimer: Cillian Murphy

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Dans la foulée, le film installe un puissant sentiment d’absurdité. Alors que le monde est au bord du gouffre, des hommes questionnent le patriotisme d’un autre homme. Nous sommes dans les années 50, Oppenheimer est toujours hanté par les effets de la bombe sur le monde et sur l’avenir de l’humanité, lorsqu’il est soupçonné d’espionnage communiste. L’audience qui ouvrait le film en flash-forward se poursuit, audience visant à déterminer s’il peut voir reconduite son habilitation à œuvrer au sein de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis. Cette dernière partie de l’œuvre pourrait paraître presque anodine, ou du moins relâchée, après la tension culminant à l’explosion de la bombe, mais la retombée absurde se révèle un parti pris très subtil de la part du cinéaste : les risques d’apocalypse sont pointés du doigt, mais quelques hommes préfèrent se focaliser sur l’un des leurs — héros un jour, traître le lendemain. Il y a quelque chose de tristement ridicule dans cette vision du politique irresponsable et d’un monde à la merci d’incapables, ici minables incarnations du Mal tout-puissant.

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Si Nolan n’a jamais été un cinéaste d’héroïnes, les deux femmes aimantes qui parcourent la vie du héros sont passionnantes, entre la maitresse activiste éternellement amoureuse (poignante Florence Pugh, toujours aussi géniale) et l’épouse (impeccable Emily Blunt) tour à tour fragilisée, alcoolique et d’une pugnacité estomaquante. Assez subtilement, Nolan évoque cette place préétablie de femmes condamnées au foyer, ou à la folie lorsqu’elles s’en éloignent. Et même lorsqu’une biologiste arrive sur les lieux pour effectuer des recherches, elle est missionnée tout naturellement pour les tâches ménagères. Toujours près de la vérité historique, Nolan n’élude pas non plus les moments « attendus », mais leur donne une teneur ouvertement symbolique voire fantasmatique, notamment lorsqu’il aborde le jugement contradictoire – entre admiration et moquerie – d’Oppenheimer sur Einstein (Tom Conti touchant et juste), d’autant plus essentielle qu’elle repose sur la résolution d’une énigme aussi capitale que le Rosebud de Citizen Kane.

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On comprend également mieux à travers Oppenheimer comment la bombe a non seulement métamorphosé le monde mais aussi la culture, le cinéma, qui à partir des années 50 trahira cette peur du danger atomique à travers l’anticipation, la science-fiction, la vogue des films post-apocalyptiques ou des films de monstres, mais pas seulement : elle atteint désormais le cœur de l’Art, lui donnant une autre conscience politique et le plongeant dans la métaphore. Erudit et cinéphile, Nolan en a pleinement conscience. En cela, Oppenheimer évoque les origines de ce cinéma mais s’inscrit aussi dans la continuité de ces films de hantise de la destruction, celle qui a eu lieu et celle qui risque d’arriver. L’extraordinaire et tétanisant téléfilm britannique Threads, qui terrifia le public en 1984 en imaginant une nouvelle guerre nucléaire, pourrait à ce titre constituer un parfait complément à Oppenheimer, cristallisation de toutes les angoisses du héros.

Oppenheimer est l’histoire d’un homme qui permit la création de la bombe A, qui en porta le poids et qui ouvrit la voie à l’impossible puissance mille. Un homme qui cherchait à comprendre l’Univers et qui mit au monde une invention contre nature. Un homme qui vivait au milieu des étoiles et qui restera hanté toute sa vie par le désastre et le caractère incontrôlable de la nature humaine.

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