Les « modes » cinématographiques sont curieuses. Alors que l’actualité des sorties DVD ou des restaurations de copies fait revenir sur le devant de la scène des cinéastes négligés autrefois ou – selon l’optique dans laquelle on se place – considérés comme mineurs (voir l’étonnant engouement autour de Peter Bogdanovich ces derniers mois) ; certains semblent connaître une sorte de purgatoire injustifié (qui se réclame encore de Fellini, par exemple ?). Cassavetes pourrait être un exemple symptomatique. Adulé au début des années 90 où ses films étaient remontrés (notamment grâce à Gérard Depardieu), discutés ou encore analysés (des essais signés Thierry Jousse, Laurence Gavron et Denis Lenoir chez Rivages, un ouvrage de Doug Headline)… Que ce soit chez Almodóvar, Woody Allen ou Jean-François Stévenin, on pouvait également sentir l’influence de ses films sur un certain nombre de grands cinéastes. Le temps a passé et l’on a moins parlé de John Cassavetes. Ses films restent souvent des références pour une certaine génération de cinéphiles mais ils sont désormais moins vus, moins cités.

Le 3 février 2019, nous célébrerons les trente ans de la disparition du cinéaste/acteur. Une bonne occasion pour nous replonger dans l’œuvre tempétueuse et singulière d’un homme qui ne sépara jamais totalement ses films et son existence qu’il brûla par les deux bouts. On pourra, pour cela, débuter par l’excellente biographie que Sophie Soligny lui consacre aujourd’hui.

En guise d’avant-propos, l’auteur écrit : « (…) le grand public et la plupart des moins de trente ans ne connaissent pas l’œuvre de John Cassavetes, ni son histoire. C’est donc avant tout à eux que s’adresse ce livre. ». Ce petit avertissement permet de parer à la seule petite réserve qu’on pourrait faire à l’ouvrage, à savoir un survol un peu rapide de l’esthétique du cinéaste, de son approche de la mise en scène et de son style si particulier. Mais l’objectif de Sophie Soligny n’est pas là puisqu’il s’agit ici de vulgariser (au sens noble du terme, celui de rendre accessible au plus grand nombre) une œuvre aussi fiévreuse que vibrante.

L’Impossible Monsieur Cassavetes est avant tout un portrait, celui d’un jeune homme turbulent et plein d’énergie qui se découvre sur le tard une inclination pour la comédie et la scène. Sophie Soligny revient sur l’enfance et la jeunesse de Cassavetes, ses débuts sans grande envergure et sa carrière de comédien en dents de scie, de son succès dans la série télévisée Johnny Staccato jusqu’à ses rôles alimentaires qui lui permirent de financer ses propres films en passant par son interprétation dans Rosemary’s Baby (où les relations avec Polanski furent assez tendues) ou dans Furie de De Palma.

Mais l’essentiel de l’ouvrage est consacré à l’œuvre filmique de Cassavetes avec des éclairages très intéressants sur la genèse de chacun de ses projets, le récit détaillé des tournages, des aléas rencontrés ainsi que quelques notations sur l’accueil critique et public des films (avec notamment la terrible Pauline Kael qui fit de Cassavetes l’une de ses têtes de turc). Le livre de Sophie Soligny ne vise pas à l’exhaustivité des colossales biographies que, par exemple, De Baecque consacre aux auteurs de la Nouvelle vague (Truffaut, Godard, Rohmer) mais le lecteur est néanmoins séduit par la plume alerte de la biographe et sa manière d’embrasser toutes les facettes du personnage, à la fois bourreau de travail et bon vivant, époux, père aimant et artiste au caractère ombrageux…

L’un des aspects les plus réussis du livre est de mettre en lumière l’un des plus beaux paradoxes de l’œuvre de Cassavetes. En effet, lorsque celui-ci réalise Shadows en 1959, il fait une entrée fracassante dans l’histoire du 7ème art et bouleverse toutes les règles alors en vigueur, annonçant à la fois le Nouvel Hollywood et donnant à un certain cinéma « d’avant-garde » new-yorkais une visibilité jusqu’alors inédite. Il est d’ailleurs intéressant de voir l’attitude ambivalente de Jonas Mekas à son égard : enthousiaste après avoir découvert la première version de Shadows, il sera par la suite beaucoup plus critique. De ce coup d’éclat, Cassavetes a hérité d’une certaine image de cinéaste « art et essai » plus ou moins « intello » (c’est triste à dire mais le mot est parfois considéré comme péjoratif). Or Sophie Soligny montre très bien que le cinéma de Cassavetes est le contraire d’un cinéma « cérébral ». Son œuvre charrie avec beaucoup d’humanité les émotions les plus violentes (ce n’est pas un hasard si l’un de ses films s’appelle Love Streams, à savoir « torrents d’amour »). Ses grands films (Faces, Une femme sous influence, Opening Night) ne répondent bien évidemment pas aux normes du récit standardisé à la sauce hollywoodienne mais ils n’en demeurent pas moins « instinctifs », chaotiques et profondément humains. Le réalisme de ses œuvres est constamment transcendé par une fièvre, des débordements que le caractère heurté de ses mises en scène traduit à merveille.

Cette « geste cassavetienne » n’aurait jamais pu exister sans la profonde complicité qui liait le cinéaste à son entourage à qui l’auteur consacre quelques pages en fin d’ouvrage : son épouse, tout d’abord, la lumineuse et inoubliable Gena Rowlands mais aussi ses copains acteurs (Peter Falk, Ben Gazzara, Seymour Cassel) ou chef-opérateur (Al Ruban). Cet esprit de troupe, cette manière unique de mêler vie personnelle et professionnelle (la famille de Cassavetes apparaît souvent dans ses films) ont donné naissance à une œuvre unique dans l’histoire du cinéma.

Une œuvre que le bel ouvrage de Sophie Soligny invite à redécouvrir toutes affaires cessantes…

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L’Impossible Monsieur Cassavetes (2019) de Sophie Soligny

Editions Séguier

218 pages – 21 €

ISBN : 978-2-84049-774-5

Sortie le 17 janvier 2019

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