Il était une fois… 

Après le désenchantement des années 70, conséquence directe de la fin de l’utopie flower power suite, entre autres, aux horreurs perpétrées par le clan Manson et le traumatisme de la guerre du Vietnam, les États-Unis ont de nouveau besoin de magie. Dès 1975 et le succès monumental des Dents de la mer, qui reprenait à son compte une stratégie inaugurée par Le Parrain de distribution simultanée sur tous les écrans américains, les premiers signes de changement se font sentir. Le nihilisme des seventies s’efface au profit d’un retour aux valeurs fondamentales chères au cinéma de genre de l’âge d’or, de solidarité et d’entraide face à une menace extérieure. Autrefois le monstre venait de l’allégorique Planète Rouge, ici, il surgit du fin fond des océans, mais le salut par l’union d’une communauté disparate face au danger, suit la même dynamique. Les années 80 voient donc le Nouvel Hollywood et ses anti-héros faire place au règne du blockbuster où l’imaginaire et l’espoir sont des vertus cardinales. Les studios, de retour en grâce, misent sur le fantastique et le merveilleux, piochant allègrement du côté des mythes et des légendes. Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell ayant été popularisé par George Lucas et Star Wars, c’est naturellement du côté de J.R.R. Tolkien, l’une des figures de proue du monomythe, que la déferlante d’heroic fantasy puise en premier lieu ses inspirations. En 1978, le dessinateur Ralph Bakshi tente de relever un défi abandonné par Stanley Kubrick lui-même : porter à l’écran la mythique trilogie du Seigneur des anneaux. Le film d’animation qui en découle et qui tend à condenser avec plus ou moins de réussite le foisonnement narratif de la saga en à peine plus de deux heures, dénote d’un désir de souffle épique qui ne tarde pas à s’imposer sur les écrans. 

Le Seigneur des anneaux © Bakshi Productions

Depuis quelques années déjà, l’heroic fantasy a envahi les chambres des adolescents américains avec le carton du jeu de rôle Donjons et dragons. Un engouement qui suscite de nombreuses controverses portées notamment par des associations chrétiennes fondamentalistes (dont la Bothered About Dungeons and Dragons), lesquelles voient d’un mauvais œil l’attrait des jeunes générations pour des sorciers, elfes et autres démons. Cinématographiquement, c’est pourtant en Europe que ce phénomène connaît son acte fondateur. Dans une Angleterre moins puritaine, John Boorman ouvre le bal en revisitant l’épopée du roi Arthur. Il livre ainsi le premier chef-d’œuvre du genre avec Excalibur. Pur objet de fascination, magnifié par la photo d’Alex Thomson (Le Docteur Jivago, La Forteresse noire, Alien 3), il aborde la fantasy à travers ses ressorts les plus étranges et les plus baroques. En résulte une Bretagne de légende quasi psychédélique, où le cinéaste pioche tout autant dans la peinture préraphaélite, que les opéras de Carl Orff ou Le Septième sceau de Bergman. Merlin y devient un gourou new age, et la romance entre Lancelot et Guenièvre revêt une approche charnelle inattendue, loin de l’amour courtois de Chrétien de Troyes. Face à cette réussite incontestable, Hollywood prépare sa riposte portée par un bataillon de héros musculeux. 

Les invasions barbares

En 1982, Arnold Schwarzenegger, un jeune culturiste autrichien apparu dans la peau d’Hercules (Hercules à New-York), devient Conan le barbare dans la transposition par John Milius des aventures du Cimmérien de Robert E. Howard. Le succès est total et entraîne une inévitable suite (Conan le destructeur par le vétéran Richard Fleischer en 1984), ainsi qu’une vague de copies en tous genres. Ralph Bakshi, encore lui, anime Tygra, la glace et le feu en collaboration avec Frank Frazetta, Don Coscarelli propose le décomplexé Dar l’invincible, Albert Pyun, le très Z L’Epée sauvage, tandis qu’en Italie, les contrefaçons pullulent (citons, en vrac, la saga Ator de Joe d’Amato ou Ironmaster, la guerre du fer d’Umberto Lenzi). À la télévision, Mattel lance Les Maîtres de l’univers, une série animée destinée à promouvoir une nouvelle gamme de jouets. Son adaptation en long-métrage live avec Dolph Lundgren en 1987, sera un échec tel qu’il fera office d’ultime clou dans le cercueil de cette mode passagère. 

Les Maîtres de l’univers © 1987 Cannon Films

Version testostéronée du péplum de l’âge d’or, le genre se métamorphose peu à peu, troquant ses excès virilistes pour les oripeaux plus respectables de la chevalerie. La vague submerge alors Hollywood et tous les studios veulent leur aventure féérique. Après le space opera, ses blasters et ses vaisseaux, le cinéma de divertissement américain se pare d’armures, d’épées et de sortilèges, à l’instar de Krull, signé Peter Yates. Les enfants ne sont pas épargnés par la déferlante, en témoignent Willow, L’Histoire sans fin ou Princess Bride. Jim Henson par deux fois (Dark Crystal et Labyrinth) et même Disney (Le Dragon du lac de feu, et Taram et le chaudron magique, via sa filiale animation), s’engouffrent dans la brèche. Au mi-temps de cette décennie dominée par les légendes médiévales, deux films, pourtant bien ancrés dans les codes, vont faire office d’anomalies : Legend et Ladyhawke.  

Je suis une légende

Après son splendide coup d’essai Les Duellistes et le tsunami Alien, Blade Runner marque un premier tournant dans la jeune carrière de Ridley Scott. Si l’adaptation de Philip K. Dick est depuis devenue culte, elle rencontra en effet un échec cinglant au box-office lors de sa sortie en 1982. Son long-métrage suivant ne connaît pas un sort plus favorable. Dès la fin des années 70, le cinéaste britannique émet le souhait de porter à l’écran le mythe de Tristan et Iseult. Le projet tombe à l’eau (il finira par le produire en 2006, avec Kevin « Robin des Bois, Prince des voleurs » Reynolds aux manettes) mais son désir d’aborder le genre connaît un premier acte concret en 1981. Il découvre un script de William Hjortsberg (auteur du roman à l’origine d’Angel Heart) intitulé The Legend of Darkness. Déjà engagé sur Blade Runner, Scott met alors entre parenthèses cette aventure. Il doit attendre 1984 pour retrouver le scénariste et enfin se plonger dans l’heroic fantasy. Situé dans un royaume enchanté, Legend (de son titre définitif) suit les aventures de Jack pour libérer son amour, Lili, du joug de l’infâme Darkness, le seigneur des ténèbres avide de dominer le monde. Une histoire aux contours classiques, usant de figures archétypales (héros valeureux, princesse en danger, licornes immaculées), qui sert de prétexte au réalisateur pour délivrer sa vision personnelle du médiéval-fantastique. 

Legend © 1985 Universal Studios. All rights reserved.

L’expérience n’est toutefois pas de tout repos. Alors que la phase de casting a vu se succéder de jeunes talents émergents comme Jim Carrey, Johnny Depp ou Robert Downey Jr., c’est finalement Tom Cruise (aperçu dans Outsiders et surtout vedette de Risky Business) qui écope du rôle de Jack face à Mia Sara dans sa toute première apparition à l’écran. Le tournage, qui a lieu dans les studios de Pinewood en Angleterre, sur les terres du metteur en scène, enchaîne les catastrophes et vire au cauchemar. Cruise est obligé de s’absenter du plateau durant quelques jours suite au décès brutal de son père, et un incendie ravage le mythique « 007 stage », construit pour les aventures de James Bond. Le film enfin en boîte tant bien que mal, les embûches ne cessent pas pour autant, bien au contraire. Universal (distributeur sur le territoire américain), circonspect devant le résultat et mécontent des premières projections test, force Ridley Scott à revoir sa copie. Exit donc le monologue introductif du grand méchant citant ouvertement la Genèse, ou l’éjection de ce dernier dans le firmament (comme un certain xénomorphe) transformé en constellation, référence mythologique évidente. L’ambiguïté autour du personnage de Lili ou les citations du Paradis Perdu de John Milton (œuvre qui habite toute la filmographie du cinéaste, en témoigne son mal-aimé Alien Covenant) se retrouvent quant à elle purement et simplement expurgées. La superbe bande originale de Jerry Goldsmith est quant à elle remplacée par un score composé par Tangerine Dream afin d’attirer un public plus jeune. Uniquement distribué aux USA (l’Europe héritant quant à elle d’une version plus proche du director’s cut disponible depuis en support physique), ce montage est depuis devenu totalement invisible. 

Le jeu du faucon

Richard Donner est déjà un réalisateur aguerri lorsqu’il s’attaque à Ladyhawke. Fort d’une longue expérience à la télévision, où il a signé des épisodes de La Quatrième dimension ou Max la menace, et de succès au cinéma (La Malédiction, les deux premiers volets de Superman), il a acquis au fil des années une réputation de grand professionnel et de touche-à-tout. Un faiseur au sens noble du terme qui ne pouvait que finir par s’intéresser à la déferlante en armure. Alors qu’il vient tout juste d’enchaîner coup sur coup un drame (Rendez-vous chez Max) et une comédie (le remake du Jouet de Francis Veber, intitulé fort justement The Toy), il se voit proposer un scénario écrit par Edward Khmara (Enemy Mine). Pur récit de fantasy au départ, il est retouché officiellement par Michael Thomas (Les Prédateurs) et de manière officieuse par Tom Mankiewicz, (à la plume sur les deux aventures du Kryptonien ainsi que sur la transition Connery/Moore dans la saga James Bond), à la demande du cinéaste. Le script se voit ainsi délesté de bon nombre de ses éléments surnaturels, telles les créatures, omniprésentes au départ, créant ainsi une distinction claire avec Legend. On y suit Philippe Gaston, un jeune voleur (figure essentielle du jeu Donjons et dragons), détenu dans les geôles de la forteresse d’Aquila, cité gouvernée par un redoutable évêque. Étienne de Navarre, un cavalier chevauchant une monture noire, accompagné d’un étrange faucon nommé Isabeau, aide le prisonnier à s’enfuir.

Ladyhawke © Warner Bros

La production de Ladyhawke s’avère moins houleuse que celle du film de Scott. Donner, probablement plus enclin à répondre favorablement aux demandes des studios, mène sa barque sans embûches. Il est seulement contraint de modifier son casting lors de la préproduction. Si Sean Connery et Dustin Hoffman se voient initialement confier les rôles respectifs d’Etienne de Navarre et de Philippe Gaston, la dynamique est changée et la distribution drastiquement rajeunie avec l’arrivée de Kurt Russell et Matthew Broderick en lieu et place des deux légendes hollywoodiennes. Durant les répétitions, la star de New York 1997 abandonne le projet et est finalement remplacé par Rutger Hauer. L’acteur néerlandais découvert chez Paul Verhoeven, a fait ses premiers pas américains quatre ans plus tôt dans Les Faucons de la nuit (Nighthawks, titre en forme de coïncidence amusante), avant d’entrer dans la peau de l’iconique réplicant Roy Batty de Blade Runner. À l’exception des créations d’armes et accessoires qu’il confie à des techniciens spécialisés, Richard Donner base ses recherches autour de la période médiévale sur l’ouvrage A Distant Mirror: The Calamitous 14th Century de Barbara W. Tuchman. Il filme en outre dans des décors naturels des Abruzzes et dans le château de Torrechiara (propriété de la famille de Luchino Visconti). Le long-métrage opte donc pour un cachet réaliste et hors des tendances. Un choix payant, tout juste parasité par la bande originale, a posteriori très datée, d’Andrew Powell, membre du groupe de rock progressif The Alan Parson Project.

L’Ange et le démon

Pour comprendre les différences fondamentales entre les deux œuvres, il est intéressant au préalable d’expliciter deux sous-catégories de l’heroic fantasy : la high fantasy et la low fantasy. Dans la première, le récit s’inscrit dans un univers entièrement fantastique dominé par la magie, sorte de lointaine descendante des épopées mythologiques où règnent les dieux et les chimères. C’est le cas par exemple du Seigneur des anneaux, de Conan, ou de Legend donc. Dans la seconde, ce ne sont que quelques éléments surnaturels qui pénètrent un monde réaliste, à l’instar des sorciers d’Harry Potter, des créatures du Labyrinthe de Pan, ou des métamorphes de Ladyhawke. Deux visions complémentaires qui se retrouvent illustrées à l’écran par des choix narratifs et esthétiques drastiquement opposés. Ridley Scott opte pour un traitement onirique, spatialement restreint, sans réelle logique temporelle ou géographique. La quête, initialement plus longue et multipliant les péripéties dans le scénario de Hjortsberg, est ici réduite à sa partie la plus congrue. Des coupes qui donnent la sensation que les personnages se téléportent, comme si l’ensemble était conscrit à son propre espace, celui du rêve. Une idée maintes fois explicitée par les dialogues, comme lorsque le terrible Darkness se targue d’influencer l’humanité à travers les songes, ou que l’elfe Gump conseille à Jack « Si la vie est un rêve, rêve que tu te réveilles ». Richard Donner quant à lui, s’en tient à un déroulé plus classique. Les héros traversent les plaines et les villages, affrontent leurs ennemis, font preuve de courage, de force ou de malice, jusqu’au combat final. Le conte de fée allégorique contre la geste médiévale romantique. Les monstres légendaires, les prophéties millénaires et les références bibliques, contre la chevalerie, le retour des croisades, et les manipulations politiques. 

Fantasia © Walt Disney Company

Les nuances formelles découlant de cette distinction sont quant à elles assez évidentes. D’un côté, Legend, film d’esthète (la photo est signée Alex Thomson, tout comme Excalibur) influencé par La Divine comédie, Fantasia, La Belle et la bête version Jean Cocteau et même Keith Richards (le maquillage du gobelin Blix a été inspiré par le guitariste des Rolling Stones). De l’autre, Ladyhawke, qui emprunte aux récits de chevalerie, multiplie les plans majestueux sur des paysages naturels, et joue de cadres à la grande profondeur de champ, dans un tout anachronique à l’heure de la célébration des héros reaganiens (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger et consorts). De plus, alors que Ridley Scott se distingue déjà en tant qu’auteur à part entière, Richard Donner est perçu (et continue de l’être) comme un simple artisan, certes très compétent, mais sans réelles thématiques propres. Pour autant, les deux longs-métrages ne manquent pas de points communs, tel le combat du bien contre le mal niché au cœur d’un triangle amoureux contrarié. La relation trouble qui unit Lili, Jack et Darkness, écho au mythe d’Adam et Ève, contre le trio plus clairement dessiné Etienne / Aquila / Isabeau. Surtout, ils s’opposent à l’esprit épique et martial de la plupart des productions du genre dans les années 80, lui préférant des climax resserrés. À titre de comparaison, même Willow, pourtant destiné à un jeune public, comporte son lot de scènes de bataille dans la plus pure tradition. 

Le Dernier duel

Legend comme Ladyhawke, bien que pleinement ancrés dans les codes de l’heroic fantasy, s’inscrivent donc à rebours de la tendance générale. Le film de Scott privilégie l’élaboration d’un nouvel imaginaire reposant sur la sidération pure, aux morceaux de bravoures et aux figures puissantes (Conan) susceptibles de fasciner le public. En résulte une œuvre presque hermétique, à l’esthétique volontairement artificielle (en témoignent ces paillettes omniprésentes et ces bulles de savons flottant dans l’air), débarrassée de toute logique narrative classique, sorte de microcosme visuel qui peut laisser de marbre. Le long-métrage prend par instants des airs de démonstration de force technique où la direction artistique bluffante est l’objet même du spectacle. Plus intéressant encore est la fascination qu’exerce Darkness sur le réalisateur. L’antagoniste peut se voir comme la prémisse des misanthropes férus d’arts qui se feront de plus en plus présents dans son cinéma au fil des années, d’Hannibal Lecter (Hannibal) à l’androïde David (Prometheus, Alien Covenant), en passant par le milliardaire John Paul Getty (Tout l’argent du monde). Le metteur en scène détourne insidieusement le divertissement théoriquement familial vers un pessimisme inhabituel, dans sa director’s cut tout du moins. Le montage sorti en salle aux États-Unis verse quant à lui dans le happy end facile dans lequel les amoureux fuient ensemble, rappelant le final de Blade Runner imposé par Warner en 1982.

Conan le barbare © Universal Pictures-Dino De Laurentiis Company

Ladyhawke renoue avec la tradition du film de cape et d’épées de Michael Curtiz (L’Aigle des mers) ou Richard Thorpe (Ivanhoé). Le genre, obsolète depuis le succès de Star Wars qui l’a involontairement ringardisé, ne fait alors plus recette. La tentative de Richard Fleischer de le raviver en 1977 avec Le Prince et le pauvre par exemple, se solda par un échec retentissant. S’il ne verse pas dans la surenchère d’action, le long-métrage de Richard Donner propose quelques combats dynamiques, ludiques même, à l’image de la séquence sur la terrasse de l’auberge où Philippe Gaston utilise des éléments du décor dans une inventivité proche des facéties de Jackie Chan, qui réinvente alors la discipline du côté de Hong Kong. Quoi qu’il en soit, le film ne rentre jamais dans le carcan de ses contemporains. Tout juste le cinéaste et son chef opérateur Vittorio Storaro (qui sort alors des fiascos consécutifs de Coup de cœur de Francis Ford Coppola et Reds de Warren Beatty) s’autorisent-t-il quelques filtres oranges alors en vogue et un générique aux airs de vidéoclip, assez éloignés de l’habituelle sobriété de Donner. 

Retour vers le futur

D’un côté, l’innovation, l’envie secrète de proposer le divertissement « de l’après », et de l’autre, une envie de recoller avec un plaisir d’antan. Lors des sorties respectives des films, Ridley Scott venait de révolutionner par deux fois la science-fiction avec Alien et Blade Runner. Richard Donner avait établi des modèles de blockbuster avec ses Superman et s’apprêtait à se plonger dans la veine spielbergienne des productions Amblin avec Les Goonies (1985). Il est alors moins question pour les deux réalisateurs de rompre avec une industrie qui leur a permis d’émerger et de se placer au sommet du box-office, que de tenter d’imposer leurs propres règles, de s’échapper d’un formatage potentiel. Cette volonté d’émancipation se heurte néanmoins au rejet du public et, pour l’un d’eux, à une critique peu encline à accepter sa proposition. 

La presse n’aura aucune indulgence avec Legend. Le film est, entre autres, descendu en flèche dans les pages d’Imagine Magazine par un certain Neil Gaiman, et sera un échec commercial cinglant avec 15 millions de dollars récoltés sur le sol américain pour un budget de 25 millions. Malgré sa sélection à la Mostra de Venise, il faudra attendre le DVD et la sortie de sa director’s cut pour qu’il puisse enfin être pleinement réhabilité. Débarrassée des scories à la mode et des prérogatives de producteurs, à l’instar de Blade Runner ou, ultérieurement, Kingdom of Heaven, Legend gagne enfin ses lettres de noblesse grâce à ce montage et s’impose comme un jalon important de l’œuvre de son auteur. Par la suite, Ridley Scott devra patienter jusqu’en 1989 pour renouer avec le succès public à l’occasion du polar Black Rain, cela avant de signer un nouveau classique, bien loin du fantastique : le road-movie Thelma et Louise. L’an dernier, il a retrouvé les cimes du box-office avec Gladiator II, suite tardive de son péplum mythique sorti en 2000, qui généra en son temps un regain d’intérêt pour un genre lui aussi tombé en désuétude. 

Ladyhawke © Warner Bros

Ladyhawke bénéficie à l’inverse d’un accueil assez favorable de la profession, et pourra même s’offrir le luxe de quelques nominations symboliques lors des cérémonies de récompenses qui ne suffisent néanmoins pas à attirer le public dans les salles. En conséquence, Donner s’éloigne lui aussi durablement du fantastique et du merveilleux. Le papa de Superman et de La Malédiction va se refaire immédiatement une santé en mettant en scène ce qui deviendra une saga emblématique du cinéma d’action avec L’Arme fatale en 1987. Ancré dans le réel de l’époque, la fin des années 80, le buddy movie préfigure l’âge d’or du genre. Pour preuve de l’affection qu’il porte à Ladyhawke, le réalisateur s’amusera néanmoins à glisser un petit clin d’œil dans son thriller Complots (1997) avec Mel Gibson et Julia Roberts. Lors d’une séquence de course poursuite à l’intérieur d’un cinéma, son film de fantasy est projeté sur grand-écran, l’écho est d’autant plus amusant que Mel Gibson aurait également été un temps sollicité pour le rôle d’Etienne de Navarre. Dans une interview accordée en 2001 à Ken Plume, Donner ne manque pas de mentionner Ladyhawke comme l’une de ses réalisations les plus intimes, avec Le Rêve de Bobby : « J’étais convaincu qu’il s’agissait de films très personnels, qu’ils étaient bons et qu’ils avaient une place particulière dans ma vie. Ils n’ont pas marché mais ils sont devenus cultes (1)». Lorsque, fort des succès de L’Arme fatale 2 et 3, il s’aventura de nouveau dans le film d’époque en 1994, ce fut également en investissant un genre alors à la mode suite aux plébiscites de Danse avec les loups et Impitoyable : le western. Maverick, toujours en tandem avec Mel Gibson, réussit à convaincre largement impératifs commerciaux et satisfaction du public. Néanmoins, son retour tardif au médiéval fantastique avec Prisonniers du temps, tiré d’un roman de Michael Crichton, se solda quant à lui par un échec artistique, le metteur en scène signant là l’un de ses films les moins inspirés. 

C’était demain

Que reste-t-il de Legend et Ladyhawke quarante ans après leur sortie ? En apparence, peu de choses, au vu de la place qu’occupent les deux films dans la carrière de leurs réalisateurs. Pourtant, à y regarder de plus près, leur impact n’est pas négligeable, que ce soit techniquement ou artistiquement. Une rumeur persistante, et jamais démentie, affirme que le personnage de Jack campé par Tom Cruise inspira à Shigeru Miyamoto le look de Link dans son jeu vidéo The Legend of Zelda. Il est ironique de constater que le héros de Nintendo est aujourd’hui bien plus célèbre que sa source d’inspiration. C’est également au Japon que l’héritage du film de Richard Donner est le plus perceptible. En effet, difficile de ne pas reconnaître dans le casque porté par Guts du manga Berserk de Kentarō Miura, la forme de celui que revêt Etienne lors du combat final. L’apport hallucinant de Rob Bottin sur les maquillages prosthétiques de Legend, qui lui valut une nomination aux Oscars, fait office de marqueur dans la discipline. Repéré par le réalisateur d’Alien pour son travail sur les loups-garous de Hurlements, le responsable des effets spéciaux créa en effet une nouvelle technique révolutionnaire afin de concevoir l’aspect diabolique de Darkness. Composé de silicone, il transforme Tim Curry (dont l’interprétation suave renvoie à son inoubliable Frank-N-Furter du Rocky Horror Picture Show) en créature immédiatement marquante. Enfin, une légende réfutée par le cinéaste lui-même prétend que ce sont des plans des licornes du long-métrage de 1985 qui furent ajoutés au final cut de Blade Runner lors de la séquence du rêve de Rick Deckard. Encore une fois, et même si les faits contestent cette version, le songe demeure au cœur même de cette œuvre à part. 

Legend © 1985 Universal Studios. All rights reserved.

À l’orée des années 90, l’heroic fantasy disparaît brutalement du grand écran et, mis à part Cœur de dragon (1996), elle devra attendre le tout début des années 2000 pour revenir au premier plan. Symboliquement, c’est avec l’œuvre littéraire la plus importante que ce retour en grâce aura lieu : la trilogie du Seigneur des anneaux, miracle orchestré par Peter Jackson. Suivront diverses adaptations aux succès aléatoires allant du phénomène planétaire Harry Potter, aux résultats plus contrastés d’Eragon, Le Monde de Narnia, À la croisée des mondes… Une nouvelle vague qui ne franchira pas le cap de la décennie suivante. Les échecs successifs du remake de Conan, du Dernier maître de l’air, et le relatif désamour à l’égard du triptyque Le Hobbit condamnent de nouveau le genre. S’il survit à travers le petit écran avec les transpositions des écrits de G.R.R. Martin (Game of Thrones et House of the Dragons) ou Les Anneaux de pouvoir, voire des jeux vidéo comme Elden Ring, la fantasy n’a plus sa place dans les salles obscures. L’abandon par Warner de la saga Les Animaux fantastiques avant son ultime volet et les scores décevants du récent Donjons et dragons : L’Honneur des voleurs, tendent à confirmer ce désintérêt. Reste que, dans un système hollywoodien qui ressuscite régulièrement ses propres mythes, un nouveau cycle n’est pas à exclure, à court ou moyen terme. Reste à savoir si Legend et Ladyhawke nourriront cet imaginaire par leur iconoclasme et leur liberté à jamais mythiques…

 

(1) Interview de Richard Donner par Ken Plume : http://asitecalledfred.com/2021/07/05/richard-donner-ken-plume-interviews/

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