Après La Isla Misma, largement consacré (dix prix Goya, la Concha de Plata pour Javier Gutiérrez, ainsi que le Prix du Public Européen du Meilleur Film en 2016) et divers projets audiovisuels récents, Alberto Rodriguez revient sur grand écran avec Los Tigres, thriller aquatique tourné dans une pluralité de régions de l’Espagne, campant sa caméra dans le milieu dangereux et particulier des scaphandriers pour l’industrie pétrochimique. A travers la peinture de la relation rivale et fusionnelle entre un frère et une sœur sur fond d’éclipse paternelle, le réalisateur espagnol propose un film ultra-immersif qui plonge autant dans les fonds marins que dans les psychés et inquiétudes d’une fratrie dont la relation est mise à rude épreuve.
Dès la séquence d’ouverture, le long-métrage espagnol dépeint l’univers postindustriel d’un port animé. On est immergés dans l’ambiance particulière des scaphandriers, ses codes et ses plongées à couper le souffle, à mesure que l’oxygène se raréfie et que l’on attend, haletant, un retour sur la terre ferme. L’anxiété permanente ressentie par le spectateur, véritable point de tension qui culmine durant tout le film, est partagée par les protagonistes, catalysant pour eux la question de la survie, biologique comme alimentaire : le film ne tait rien des contraintes physiques et morales d’un tel métier, à travers une représentation précise des gestes du quotidien et des conversations entretenues par ces travailleurs de la mer. Cette même mer est un personnage à part entière ; filmant sa dangerosité et sa beauté comme jamais, Alberto Rodriguez dresse le portrait d’un monde en vase-clos, sous tension permanente, dans un cadre immersif, avec les sensations et l’angoisse qui incombent à ce lieu, où chaque descente est un danger. Les superbes plans abyssaux de recherches sous-marines ont alors des allures de quêtes existentielles : si la partie « thriller » manque d’approfondissement, elle est aussi le maillon qui permet d’ancrer l’aspect naturaliste du récit et de montrer le monde sous-marin comme une métaphore du danger immédiat.

Car ce que le film met en exergue, c’est moins l’aspect policier que le délitement de la relation d’un frère et d’une sœur, profondément liés mais rivaux depuis l’enfance, des personnages entre deux âges confrontés aux fragilités d’un quotidien sur lequel ils perdent peu à peu le contrôle, au point de monter une combine pour subvenir à leur situation sur fond de soudains problèmes de santé. Le jeu tout en sobriété des deux acteurs (Barbara Lennie et Antonio de la Torre), mutiques et sincères ne parvient cependant pas totalement à servir un scénario qui se concentre presque exclusivement sur l’aspect immersif de la plongée, en négligeant quelques fois la profondeur de ses protagonistes et de leur vécu, le bouleversement du quotidien de ces deux quarantenaires peu bavards n’étant jamais vraiment perçu à l’écran. La relation fraternelle aurait gagné à être davantage développée, les deux tigres ne présentant leur lien que sur fond de rancœur infantile parfois encore trop superficielle.

Au-delà des rapports distendus d’une famille, Rodriguez dépeint aussi une société qui tourne autour de l’industrie pétrolière, avec ses coups bas, ses inégalités et sa précarité, illustrées dans des scènes de dialogue d’un naturalisme saisissant, où tous les comédiens se distinguent par leur naturel sous le soleil écrasant de la péninsule ibérique. La première séquence in medias res nous plonge dans cet environnement où la mer et le port saturent tout l’espace visuel : eau à perte de vue, d’un bleu incandescent, rivage et bateaux, ses pièces et ses décors, les réflexions et les espoirs de ces scaphandriers en perte de repères, parfois jeunes et très précaires.
« Ce qui m’intéresse, dit le cinéaste espagnol, c’est de rendre visibles ces gens qui font réellement tourner le monde. On parle beaucoup de la classe moyenne, mais très rarement de ceux qui, au quotidien, font fonctionner la machine ». Ce récit social et naturaliste échafaude ici la représentation crue d’un univers industriel et de ses ouvriers invisibilisés : Alberto Rodriguez a pu compter sur la précieuse collaboration avec un opérateur suédois spécialisé dans les séquences sous-marines, ainsi qu’avec une équipe de plongeurs maltaise pour embrasser au mieux la réalité de ces métiers souvent invisibilisés. Le rendu est saisissant ; et les immensités bleutées comme les tonalités sombres sont autant de moyens d’illustrer cet univers poisseux, ce décor postindustriel désolé, les plans épousant la matérialité des tenues, la tension sur les visages lors de l’attente d’un plongeur, et le point nodal du film cristallisant les angoisses autour de vols de cargaison sous-marines, illustrant l’ambiguïté d’un écosystème froid en perdition.

En présentant comme rarement le cinéma s’y est intéressé le monde industriel fragile des plongeurs, Alberto Rodriguez propose avec Los Tigres un film aquatique original qui investit les codes du thriller pour mieux évoquer les meurtrissures personnelles d’une fratrie à bout de souffle. A travers le monde haletant et cinématique des scaphandriers de l’industrie pétrochimique, il témoigne de manière ultra naturaliste d’une nature dangereuse comme d’un environnement social difficile.
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