S’il est un film qui déchaîne les ardeurs fétichistes, c’est bien La Jetée. Quel cinéphile n’a pas été, comme le héros du roman-photo, « hanté par une image »? N’a pas eu l’intuition qu’elle contenait quelque écho secret à son histoire la plus intime? N’a pas été fasciné par la succession de plans qui constitue le chef d’oeuvre de Chris Marker?
C’est pourquoi le point de départ du documentaire de Dominique Cabrera, Le cinquième plan de la Jetée, est de nature à toucher en plein coeur. Tout commence, comme dans l’oeuvre matricielle, par une reconnaissance. Dans le fameux cinquième plan, on distingue un petit garçon de dos, entre ses parents, sur la terrasse d’Orly. Jean-Henri, le cousin de la réalisatrice, pense que c’est lui. Dans une incroyable intuition, l’image aurait saisi, croyant voler une anodine excursion du dimanche, un moment crucial de l’histoire familiale de la réalisatrice: celle du rapatriement après la guerre d’Algérie. Que cette famille de photographes et de cinéastes ait contribué malgré elle à une oeuvre sur le pouvoir des images, sur les cicatrices ou prémonitions dont elles sont porteuses, n’est-il pas sidérant? Ce hasard saisissant devient le point de départ d’une enquête, qui se révèle une vaste méditation sur la mémoire et le cinéma. Comment le fragment d’un film et d’une mémoire autres peut-il devenir le miroir d’une histoire intime -celle d’une famille d’origine algérienne arrivée en France au début des années 1960 ? Que signifie apparaître -même indirectement et fugitivement- dans une oeuvre mythique lorsque l’on est soi-même cinéaste?
Dès lors, le film ne cesse de naviguer entre les dimensions intime et collective. Cabrera y explore, à l’aide d’oncles, tantes et cousins, la mémoire familiale, les récits d’exil et les traces du passé ; mais elle n’ignore pas qu’elle le fait par l’entremise d’une image chère à la mémoire du cinéma mondial. Le Cinquième Plan de La Jetée tisse un dialogue constant entre ces deux plans, questionnant sans cesse ce que les images retiennent de nous et ce que nous retenons d’elles. Il met en scène un jeu de doubles et de reflets (le studio dans lequel il est filmé en est la représentation littérale, l’espace y étant saturé d’écrans). Le héros de La Jetée est hanté par une image d’enfance comme Cabrera l’est par ce cinquième plan où se rejoue l’arrivée de sa famille en France. Marker lui-même était fasciné par Vertigo d’Hitchcock, dont La Jetée est un écho spectral. Ainsi, Le Cinquième Plan de La Jetée devient une histoire de miroirs infinis, où chaque image en reflète une autre, où chaque cinéaste rejoue la hantise de celui qui l’a précédé. Où chaque film porte, aussi, la trace d’un amour perdu. Cabrera fait un très joli travail autour des femmes qui, telles la Madeleine de Vertigo, ont traversé de leur voix, de leur visage, de leur chignon, les créations comme la vie de Chris Marker. Sont-elles, ces fantômes d’amour, une image de la terre maternelle à laquelle les Pieds-noirs ont dû s’arracher? Ce jeu de superpositions, cette mise en abîme amoureuse, constituent la plus belle part du documentaire.
Elle est malheureusement quelque peu entravée par l’investigation personnelle qui, dans sa quête forcenée de correspondances, s’aliène parfois le spectateur. À force de traquer les signes, Cabrera semble vouloir faire entrer au chausse-pied son histoire dans celle de La Jetée, armée de cette citation de Chris Marker qu’elle prend peut-être un peu trop pour un viatique: « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences ». Elle veut faire parler ces intuitions jusqu’à l’excès, comme si chaque écho devait révéler un sens caché. L’émotion tend alors à se diluer dans la démonstration, et l’universalité du propos s’effrite face à ces gros plans sur les visages qui interrogent le passé familial de façon trop précise pour ne pas nous laisser un peu à côté. Cabrera prend le risque que la perspective intime finisse par faire écran au plan large.
En définitive, Le Cinquième Plan de La Jetée demeure un beau témoignage sur le fétichisme des images, sur cette fascination qui pousse à scruter, agrandir, déchiffrer chaque détail d’un plan pour y retrouver une trace de soi, sur ce besoin presque mystique de croire qu’une image peut contenir tout un monde. À ce titre, il parlera à tous les amoureux du cinéma, à tous ceux qui ont été, un jour, happés par le magnétisme de La Jetée. On peut toutefois se demander s’il est à même de trouver un écho chez un public plus vaste.
Le cinquième plan de la Jetée, documentaire.
1h37. Les Alchimistes.
Sortie le 5 novembre 2025.
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