"Mes Jambes, Si Vous Saviez, Quelle Fumée…", m.e.s. Bruno Geslin

Pierre Molinier, artiste bordelais né en 1900, a choqué, choque et choquera pendant encore longtemps tout comme il a inspiré, inspire et inspirera toujours. Une dualité au cœur de la pièce « Mes Jambes, Si Vous Saviez, Quelle Fumée… »
Pierre Molinier, pape du fétichisme, débute sa carrière comme peintre : tout d’abord versé dans le figuratif, il représente des paysages, des natures mortes et bien encore quelques portraits. Il fonde en 1928 avec plusieurs autres artistes peintres, la Société des Artistes Indépendants Bordelais. Il s’ennuie sans doute un peu aussi : il fait cela pendant plus de vingt ans. Il s’essaye de temps à autre sporadiquement à l’impressionnisme ou bien encore à l’expressionnisme, mais une fois encore, il tourne en rond. Il se risque à la peinture magique et expérimente l’ésotérisme après le passage d’émissaires du Dalaï-Lama. Il tente de nouvelles choses, recherche son geste, teste son regard. Les affine. Il peint, comme il dit, quelques « trous du cul de chats » qui font un peu parler d’eux. 

Et puis un beau jour, il décide de rendre compte de son fétichisme pour les jambes et les dentelles. Il s’y confronte, lui donne une voix. Sa sexualité exprimée en expurges et ses désirs, entre sensualité et perversité, prennent corps très justement dans ce dernier qu’il magnifie dans l’hédonisme et la poésie. Porte-jarretelles, guêpières, jambières et autres corsets commencent à fleurir dans ses œuvres de-ci de-là, et peu à peu l’art de Molinier s’ouvre en noir et blanc sur ce qui est normalement tabou, caché, choses cadenassées/ enfermées/ serrées/ serrées que sont les sucs et la peau dans les chambres et les alcôves de certaines maisons (sans doute peu recommandables – ce sont de bien mauvais comportements – ils ne se montrent pas – on n’en parle pas – oh non, oh non). D’aucuns appelleront cela un vice, Molinier préfère parler quant à lui de passion. La débauche, n’est après tout, qu’un nom.
Et au nom de quoi ou de qui travaille Mr. Molinier ? Au nom de lui. Au nom du corps. Et surtout au nom de son corps propre qu’il met en scène et travestit à outrance. Grimé, épilé, caché derrière un masque, l’artiste élabore à grand renfort de collages ou autres photomontages, de véritables scènes érotiques à la limite de la pornographie. Travaillant sur la structuration et la déstructuration du sujet, il s’amuse avec l’identité et l’ambiguïté sexuelles comme l’avait fait dans un autre genre, la photographe Claude Cahun. Son travail intéressera rapidement les surréalistes : André Breton le prendra d’ailleurs sous son aile quelque temps et l’exposera sur Paris, n’ayant de cesse de saluer son génie. 

Pierre Molinier se tire une balle dans la tête à l’âge de 76 ans. Il inspirera de nombreux artistes, parmi lesquels Joël Peter Witkin , Genesis P-Orridge ou bien encore la féministe Linder Sterling qui lui vouera une série emblématique.
« Je vais me donner la mort et ça me fait bien rigoler », Pierre Molinier. 

Plus que l’art subversif de Pierre Molinier en lui-même, le spectacle imaginé et mis en scène par Bruno Geslin avec la complicité de Pierre Maillet, Mes Jambes, Si Vous Saviez, Quelle Fumée… nous donne à voir un homme dont on découvre la gouaille et la truculence au-delà du personnage.
Sur scène, une sorte de cabinet de curiosité : des paravents, une table de travail, un tabouret, un long miroir. Il fait sombre : on ressent les rideaux de feutre ou velours et les lourds pendrillons, l’odeur d’un boudoir ou l’idée que l’on s’en fait. C’est intime avec un je-ne-sais-quoi de baroque. Les œuvres de Pierre Molinier sont mises en scène sur les écrans multiples autant que mises en mouvement. : les jambes jaillissent et les culs caracolent. La liqueur prend corps.
Pierre Molinier peu à peu s’incarne sous nos yeux : entre biopic et évocation, le spectacle nous propose de découvrir le travail de l’artiste au travers de ses propres mots (extraits notamment d’une série d’entretiens menés en 1972 avec Pierre Chaveau). Sont évoquées les origines de son travail et ses sources d’inspiration, autant d’anecdotes nous permettant de mieux appréhender l’œuvre et la vie de cet artiste complexe.
 «Quand j’avais 15 ans, je voulais être curé. Ma sœur, qui avait un an de plus que moi, est morte. Je l’ai veillé tout seul, toute une nuit, je me suis couché sur elle, et je l’ai baisée, sur le lit. Je ne suis pas entré, je l’ai baisée entre les cuisses. J’ai aimé Les Immortelles à cause de l’histoire du type qui est amoureux des jambes de sa sœur. C’est tout à fait ça, tout à fait ça. Putain, je l’ai regrettée toute ma vie. Depuis sa mort, j’ai décidé de vivre comme je vis aujourd’hui. Dans une chambre… eh oui… dans une chambre… sans presque jamais sortir de cette chambre. Dormir et jouir. Et peindre, puisque je sais peindre. Je me baise moi-même, vous êtes au courant. J’ai fabriqué un instrument qui me permet de me faire des pompiers. C’est le seul au monde! J’ai mis deux ans à l’inventer, dit-il. Comme les yogis, j’ai passé 18 jours à ne rien manger d’autre que mon sperme», Pierre Molinier (L’Aurore boréale, Pierre Bourgeade, éd. NRF Gallimard).
Le spectacle est également l’occasion de revenir sur les rencontres du photographe, sur ses personnes/personnages qu’il aimait aimer/ désirer/ baiser et découvrir le quotidien même du photographe. Ainsi donc on apprend qu’il recevait régulièrement chez lui de nombreux visiteurs venus tout à la fois servir de modèles pour l’artiste et que pour investiguer de nouvelles pratiques sexuelles dont Pierre Molinier était le parfait maitre de cérémonie. Sur scène, Elise Vigier incarne Emmanuelle Arsan (dont le mari deviendra célèbre en écrivant la série romanesque Emmanuelle) alors que le danseur Nicolas Fayol rappelle quant à lui le jeune Luciano Castrelli, artiste et amant supposé de Molinier. 


Emmanuelle Arsan (Pierre Molinier)
Luciano Castelli (Pierre Molinier)

Et c’est à un véritable feu d’artifices de dentelles auquel nous convie Bruno Geslin tant les portes-jarretelles et autres corsets fleurissent tout au long du spectacle, chairs et peaux pour oripeaux. Ça croise et décroise des jambes, ça se tourne et minaude. Féminin pour Masculin (sans doute peu reconnaissables – ce sont de bien mauvaises pensées – elles ne se montrent pas – on n’en parle pas – oh non, oh non). Tout à la fois sensible et cru, on y découvre un Pierre Molinier drôle, attachant, étrangement spectateur et complice d’une banalité amusante qui dénote malicieusement avec la particularité de son travail fétichiste. Du chat qui s’oublie sur les photographies aux amis peu scrupuleux, Mes Jambes, Si Vous Saviez, Quelle Fumée… bien qu’ancré dans l’œuvre sulfureuse du bordelais dont elle permet d’en saisir l’essentiel en en tirant une substantifique moelle des plus évocatrices, nous permet de prendre de la distance tout en nous concentrant sur l’homme même. C’est tout d’abord l’accent qui nous entraîne dans cette réalité, comme tout à la fois la crudité des anecdotes qui, en dehors de tout fantasme, s’inscrivent une fois encore dans un quotidien ô combien routinier bien que paradoxalement hors des normes. Au-delà de ce portrait touchant, le spectacle est l’occasion d’interroger le spectateur sur l’art, la mort, le sexe, et de le confronter à son propre rapport aux choses et autres langues du corps. Éprouver les limites. Les identifier. Et en rire… 


(c) Richard Volante
« Moi j’ai rêvé… j’aurais voulu être femme, mais lesbienne, aimer d’autres femmes plutôt… Quand je me mets des godemichés dans le trou du cul, je m’enfile moi-même, c’est comme le truc que je me mets au talon vous savez ? Alors je me branle pas hé ! Je me branle pas ! J’ai des fausses cuisses, je mets une glace ici, une autre glace là, je vois mon derrière et puis mes jambes ; ça m’excite de voir mes jambes, j’enfile le godemiché dans le trou de balle avec le talon, je mets un élastique qui me tient la jambe serrée et le godemiché dans le… Je me remue, je me trémousse sur les fausses cuisses et je jouis comme ça… La marchandise se perd pas, puisque je la mets dans des préservatifs, et je les donne au chat, puisqu’en ces moments-ci je peins pas beaucoup, autrement je le mets sur les tableaux, j’y mets le meilleur de moi-même… » Pierre Molinier (Extrait de Molinier, Entretien avec Pierre Chaveau 1972 édition Opales / Pleine Page, 2000).
Cru, mais jamais vulgaire, inspiré, mais très accessible, le travail de Bruno Geslin est une réussite, mais c’est véritablement à Pierre Maillet que revient une bonne part du mérite. Poussant le mimétisme jusqu’au bout, le comédien va puiser jusque dans les tics de langage de l’artiste pour lui rendre hommage. Du rire tonitruant iconique aux raclements de gorge incessants, le spectateur a l’impression qu’on le prend à parti, qu’on l’inclut : il n’est plus devant le comédien Pierre Maillet qui incarne Pierre Molinier, il est tout naturellement devant l’artiste et c’est ce dernier qui se confie directement dans une simplicité des plus rafraîchissantes. Une intimité : celle d’une conversation. Pierre Molinier a comme invité le spectateur à entrer dans son palais des sévices/délices. Elle en soulève les rideaux, en révèle les moindres recoins et cela dans un grand éclat de rire. C’est sans doute ce paradoxe, la clé la plus intéressante du spectacle tant elle permet de souligner tout à la fois l’artiste (fétichiste/choquant/crû) et l’homme (sensible/simple/drôle). Le rapprochement est d’autant plus saisissant lorsqu’à la fin retentit la voix du bordelais sur laquelle le comédien vient poser la sienne, quasi identique, comme si les deux versants se rejoignaient pour ne faire plus qu’un, et cela de manière évidente. Si les poses suggestives de Nicolas Fayol finissent par lasser, on aimerait continuer encore longtemps d’écouter les deux Pierre se phagocyter l’un l’autre, métaphore subtile de la dualité homme/artiste que le masque symbolise parfaitement.
Si tant est qu’il existe, où réside au final le monstre ?
 
« Ci-gît Pierre Molinier, né le 13 avril 1900, mort vers 1950,
Ce fut un homme sans moralité, il s’en fit gloire et honneur. »
Mes Jambes Si Vous Saviez Quelle Fumée… une très belle pièce qui se joue de la vulgarité pour mieux appréhender le sensible, le tout en dressant le portrait d’un homme aux multiples facettes.A découvrir jusqu’au 30 Juin au Théâtre de la Bastille.

A noter que le spectacle est une reprise.

Inspiré de l’œuvre photographique et de la vie de Pierre Molinier (1900-1976). Adaptation théâtrale Bruno Geslin et Pierre Maillet. D’après les entretiens de Pierre Chaveau avec Pierre Molinier réalisés en 1972. Mise en scène Bruno Geslin avec la collaboration de Samuel Perche et Pierre Maillet. Images Bruno Geslin et Samuel Perche. Son Teddy Degouys. Lumière Laurent Bénard. Construction / régie plateau Patrick Le Joncourt. Costumes : Laure Mahéo. Diffusion Carol Ghionda. Administration Emmanuelle Hertmann.
Production La Grande Mêlée Co-production DSN – Dieppe Scène Nationale, Festival d’Automne à Paris et Théâtre National de Bretagne – Centre européen théâtral et chorégraphique Aide à la reprise Théâtre de Nîmes et Théâtre des 13 Vents – Centre Dramatique Nationale Languedoc-Roussillon Montpellier.

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Entendu dans la salle : « On lui a vu la bite au mec, t’as vu ? On lui voyait la bite ! »

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A propos de Alban Orsini

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