La Chica – La Loba

Le naturalisme contemporain a beau avoir gommé toutes traces de représentations tératologiques de l’animal, l’aventure moderne de son retour n’a pas gommé la nature carnivore du loup.

Loup insatiable, tenace, adaptable et loup à demi-homme, le loup garou. C’est en effet le seul animal avec le cheval[1]et la chauve-souris, qui se voit élevé au rang humain, en une forme cruelle et monstrueuse. A moins que ce ne soit l’homme qui se rabaisse au rang de la loi animale. Comme si l’animal révèle la vraie nature de l’homme.

La loba c’est la louve. La louve est un mythe. Le mythe est une femme. L’Amérique latine est paradoxalement, sans doute plus active sur le combat féministe que la vieille Europe. Plus active ne signifie pas en l’état plus évoluée mais on peut se risquer à penser une société plus violente pour elles, que la vieille Europe. Confrontées à une réalité violente les femmes y sont poussées à plus revendiquer leurs droits.

Toujours est-il que dès 1916[2] les suffragettes mexicain-e-s, tiennent un premier congrès féministe dans le Yucatán. Ce congrès, s’il se tient au Mexique, note un état d’esprit qui tend à se répendre dans tout le continent. Le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes.

« Ni una mujer menos, ni una muerta más », (Pas une femme de moins, pas une morte de plus) slogan de Susana Chavez[3], retrouvée assassinée et mutilée dans le quartier Colonia Cuauhtémoc de la ville de Ciudad Juárez le rappelle cruellement. L’identification des restes a eu lieu le 11 janvier de cette année 2021. Elle avait 36 ans. Cette histoire écœurante n’est citée là que pour rappeler une chose : les violences faites aux femmes sont systémiques.

Alors la voix qui s’élève au-dessus des clameurs prend une tout autre ampleur.

« Je suis la responsable
Je suis celle qui sait
Ancienne légende, âme sauvage
Je suis celle qui guérit
Tu me connais, pas vrai?
Tu me portes en toi
Je vis entre deux mondes
Quand je sème, je sème profondément
Je ramasse les os, je ramasse les os
Louve (2X)
Laisse la magicienne voir
Que la magie soit
Réveillez-vous, réveillez-vous, libérez votre rage, rappelez-vous l’essence à voir
Souviens-toi pourquoi
Des siècles et des siècles et des siècles
La voix du silence retentie
Pas plus[4] »

Sophie Fustec a.k.a. La Chica est née à Paris et d’origine Vénézuélienne. De son enfance, elle ramènera une personnalité ancrée dans d’autres dimensions que celles du français moyen. Un monde onirique sans doute plus proche d’une réalité qui nous reste hors de portée, celle du monde invisible qui est la charpente de ce que nos cinq sens peuvent à peine percevoir. Au-delà de la peau, des chairs, des cellules, des atomes, il y a encore un monde à découvrir. Elle grandit à Belleville (Paris) dans les années 80 et chaque année se rend au Venezuela pour retrouver la famille de sa mère. La musique, pour la jeune fille, est alors un monde sans barrières ni frontières : si les partitions ont des portées ce n’est que pour mieux poser les notes avant leur envol. Tous les genres musicaux sont les bienvenus, de la musique traditionnelle au Hip Hop. C’est au conservatoire qu’elle va apprendre le violon et le piano, lui donnant une solide base. Puis c’est l’ouverture de la parenthèse intime : des voyages répétés, parfois seule avec son sac à dos, au Venezuela. Voyages qu’il est difficile d’imaginer autrement qu’initiatiques et fondateurs. Car Sophie Fustec n’est pas une artiste comme les autres. Je sais que cela peut paraitre tenir de la formule, mais c’est vrai. Son intensité personnelle se retrouve dans ce qu’elle fait, comme si elle n’était pas tout à fait de ce monde. L’iconographie de ses pochettes d’albums le suggère.

Dans son nouvel album la chanteuse parait le corps plus engagé, plus investi que dans Cambio l’album précédent. C’est avec tout son corps que La Chica se donne à présent à ses chansons. Il suffit de la voir dans sa prestation pour l’Obs afin de saisir cela.

« La Loba » sonne alors comme le manifeste guerrier d’un humanisme féminin de l’amour.  Un amour qui se répand comme les cœurs, à deux minutes dans le morceau. Une apesanteur stasique avant que la rage du morceau ne reprenne sa marche lourde jusqu’au final : la paix dans l’harmonie du piano et de la voix flottante. Magnifique.

Dans l’album, le morceau suivant, « drink », commence en planant au-dessus d’une aube de souvenirs. « Drink your memory and swallow my wish »[5] Onirisme anthropophage où l’on voit là, encore, l’interpénétration de plusieurs mondes. Quand on ne vit qu’une seule réalité, dominante, écrasante, asphyxiante, il est quasi impossible d’entendre ces textes avec le sens qui est le leur. Si vous regardez votre bras, vous ne verrez que sa surface, son épiderme (poilu s’il est comme moi !). Vous ne verrez pas les chairs, les vaisseaux, les muscles, les os. Plus profondément encore, les cellules, les fluides. Encore plus profond les molécules, les atomes. Plus profond ? Certains parlent de cordes vibratoires, peut-être dans d’autres dimensions ? Qui sait ? Les mystiques le savent, différemment de la science.

Les femmes le donnent. C’est la vie.

La poésie de La Chica est un mélange de tout ce qu’elle a traversé. Sujet douloureux et personnel, la perte de son frère se retrouve dans cet album. Le morceau qui lui parle et parle de lui directement c’est le troublant « Sol ».

La musique des sphères qui ouvre le morceau cède place à des gouttes musicales qui sont comme le tic-tac mélodique de la baratte du vieux Chronos. Les grecques ne l’avait pas fait un  dieu primordial pour rien. De chronos découle toute chose. Avant le temps, le néant.

« Me acercaba tanto y tanto, pensaba que me ibas a curar
Pero salí con madre marcas y olor a quemado
Bendita la voz que me guió en la oscuridad
Sé que no volveras
J’ai le cœur en mille morceaux »[6]

Et le morceau de se terminer sur deux notes, qui se répètent jusqu’au silence.

L’interlude nous rappelle, s’il le fallait, à quel point Sophie est une pianiste virtuose. L’influence d’Éric Satie[7] y est particulièrement sensible.

L’album se conclut par aujourd’hui (loup) (Hoy (lobo)). De cet apaisement inattendu pour finir ce voyage musical, comme on traverse la vie, la Chica donne sa voix comme on ne l’avait pas entendu jusque-là. Une voix planante, douce, protectrice qui vient finir le voyage.

La voix de la femme est alors la voix de la guérison. Guerre, son et guérissons ! Les derniers mots de l’album aussi touchants que troublants.

« Hoy es un dia muy raro
Cara de luz
El agua fria del rio corre en tus piernas
Y te alivia, y te alivia, y te alivia
Hubo el cambio de piel
Ya sé que estas listo para renacer muy bien
Recojo tus cenizas
Recojo tus cenizas
Estuv e conversando un rato con las estrellas
Me contaron que vieron pasar a una hermana fugaz,
Que brilla y que vibra ahora bien bien alto, bien alto, bien alto
Sana se sana tu piel
Sana se sana tu piel » [8]

La fin des blessures, du combat et le début de la guérison.

Seule une femme peut le faire. Seule une femme qui se libèrera de l’homme et affirmera la volonté de femme libérée[9] , incarnation terrestre d’un amour divin.


Entretien

« Ça n’existe pas la vie facile. »

Vasken Koutoudjian : Qu’as-tu appris de la vie à travers toutes tes expériences ?

Sophie Fustec : Il y a eu beaucoup d’étapes par lesquelles je suis passée, aussi traumatisantes qu’enrichissantes. Des étapes par lesquelles beaucoup de gens passent, la plus récente étant la disparition de mon frère très récemment. C’est pour cela que j’ai fait cet album très vite. Il fallait que je transforme ces émotions sinon c’est trop brutal. C’est quelque chose que j’ai toujours fait pour évacuer les traumas. J’ai eu beaucoup de galères et de coups durs. Toutes ces histoires arrivaient en même temps que le Venezuela était en crise, c’est mon deuxième pays. Alors j’ai toujours su que ça n’existe pas la vie facile. Dans mon cas c’est ce qui alimente les choses que j’ai envie de raconter.

VK : Justement comment tu arrives à mêler l’intime et l’universel ?

SF : En parlant de manière authentique des choses que je traverse, je m’expose à des gens qui n’ont pas réussi à le formuler mais qui à travers la magie de la musique peuvent se connecter. Si j’arrive à générer ces émotions, j’ai réussi quelque chose et je me sens heureuse. La musique permet de passer de quelque chose de très personnelle, à quelque chose d’universel.

VK : Tu es souvent allée en voyage au Venezuela, qu’as-tu appris lors de tes voyages ?

SF : D’abord on n’est jamais vraiment seule dans les voyages. Seul c’est être le plus enclin à rencontrer les autres. On est seul donc on est complètement éveillé.

VK : L’Amérique du Sud est un continent bien plus religieux que l’Europe. La religion va même jusqu’à l’ésotérisme parfois. Comment tu fais pour faire face à la mort, la fin de la vie ?

 SF : On ne peut pas regarder la mort sans regarder la vie. L’expérience de la mort m’a emmené à cet état de conscience qui est comme un éveil. Au jour le jour dans notre quotidien on est endormi, concentré sur le futur dans des souvenirs du passé. Les rares moments où on vit le présent on sent qu’on vit un moment spécial. Avoir vu la mort à travers les yeux de mon frère, on était comme des jumeaux, ça m’a fait dire qu’au-delà de la douleur et la peine il y avait quelque chose à prendre là-dedans. Regarder la mort dans les yeux fait que tu lui permets de t’accompagner dans la vie de manière moins dramatique et qui reste un point de repère dans la connexion aux autres, aux éléments. La vision devient infinie puisque on ressent que rien ne s’arrête là. C’est quelque chose de palpable que je ressens. Il y a eu pas mal de mort autour de moi et je crois que ça ne s’arrête pas. J’ai fait cet album avec l’idée de parler à ma manière, totalement d’un sujet sinon tabou dans notre société. La mort.

VK : Qu’est-ce que tu aimerais exprimer en parlant de la mort ?

SF : L’essence même de la vie. Vivre pleinement l’instant. Kiffer et ne pas penser qu’à soi.

VK : Comment fonctionne le processus créatif chez toi ? Texte d’abord ? Musique ? Comment se passe l’alliage des deux ?

SF : Je dirais que c’est la musique d’abord. En générale j’ai un thème en tête. Ensuite je me laisse porter par les mots qui viennent dessus. Après il m’arrive d’écrire des poèmes en me disant qu’un jour ça va me servir pour une chanson. Je n’ai pas de règles. J’ai des carnets par milliers dans lesquels je note tout.

VK : Pour la musique ?

SF : En développant des harmonies qui me plaisent ou en écoutant un morceau qui m’inspire autre chose. L’inspiration peut partir de quelqu’un d’autre et aller dans une direction qui n’a rien à voir.

VK : Comment serait le monde d’après toi, si les femmes étaient au pouvoir ?

SF : Il est temps que cela s’applique comme ça on aura la réponse ! Je reste persuadée en pensant aux nouvelles générations de femmes qu’elles peuvent sortir du modèle patriarcal. Ce serait très intéressant d’assister à la prise de pouvoir des femmes.

VK : l’origine du mot métissage et le mot grec « metis » qui veut dire ruse. D’après toi, en quoi le métissage est-il une ruse ?

SF : Cela évoque pour moi le fait que qui dit ruse, dit intelligence. Il y a quelque chose de logique pour moi dans le métissage, cela amène l’évolution. L’histoire de l’humanité n’est qu’un grand métissage. Qui dit fusion et métissage dit ouverture.

VK : Qu’est-ce que la musique peut exprimer que les mots seuls ne peuvent pas dire ?

SF : C’est pour ça que j’aime la musique. J’ai mis beaucoup de temps pour mettre des mots sur qui j’étais. Alors que la musique me permet dès le départ de l’exprimer. Je peux exprimer n’importe quel état émotionnel avec les sons. Comment exprimer la musique avec des mots alors que son usage nous en délivre !

VK : Quels sont tes projets ?

SF : Je joue à la salle Gaveau le 25 Juin. Je ne sais pas si ça va tenir.

VK : Pour finir et pour te connaitre différemment, peux-tu me donner un morceau, pas de toi, que tu prendrais pour voyager sans bouger ?

SF : Alors j’écouterais une colombienne qui s’appelle Toto la Momposina, « el pescador » :

VK : Un morceau pour danser ?

SF : Celia Cruz « Berimbau » :

VK : Un morceau pour entrer en transe ?

SF : N’importe quel morceau de Fela.

VK : Un morceau pour faire l’amour ?

SF : Nick Hakim « needy bees ».

VK : Après l’amour un morceau pour faire la guerre ?

SF : Rage Against the Machine « know your enemy ».

VK : Qui sont tes ennemis ?

SF : Je ne sais pas si j’ai des ennemis directs mais sinon tous ceux qui font souffrir le peuple sans aucun remords.


[1] Le centaure

[2] Centro de Investigacón Regional (2004). hhttp :// www. uady. mx/ biomedic/ regen/ articulos. html

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Susana_Ch%C3%A1vez

[4] I pick up the bones, I pick up the bones
« Loba
Recojo los huesos, recojo los huesos
Loba
Deja la maga ver
Deja la magia ser
Despierta despierta libera tu rabia, recuerda la esencia a ver
Recuerda porque
Siglos y siglos y siglos
Suena la voz del silencio
Ya no más. »

[5] « Buvez votre mémoire et avalez mon souhait »

[6] « Je suis devenu si proche et si proche, je pensais que tu allais me guérir
Mais je suis sorti avec des marques de mère et une odeur de brûlé
Béni soit la voix qui m’a guidé dans l’obscurité Je sais que tu ne reviendras pas
J’ai le cœur en mille morceaux »

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Erik_Satie

[8] Une peau saine guérit J’enlève le feu qui brûle Laisse tout couler Je passe ma main dans tes cheveux Aujourd’hui est un jour très étrange Visage clair L’eau froide de la rivière coule sur tes jambes Et ça te soulage, et ça te soulage, et ça te soulage Il y a eu le changement de peau Je sais déjà que tu es prêt à renaître très bien Je ramasse tes cendres Je ramasse tes cendres Je parlais un moment avec les étoiles Ils m’ont dit qu’ils avaient vu passer une sœur passagère, Qui brille et qui vibre maintenant très haut, très haut, très haut Une peau saine guérit Une peau saine guérit

[9] Celui qui dit que c’est pas si facile, il est renvoyé !

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A propos de Vasken Koutoudjian

3 comments

  1. Betouche

    Je viens de la découvrir, je suis sous le charme, la claque, j’adore aussi bien live que ses 2 albums. Merci 🙏 pour ces moments d’écoute.

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