Jérôme Lejeune – "Guide des instruments de musique – Vol II (1800 – 1950)"

 
Après l’incontournable volume I consacré aux instruments anciens jusqu’à l’aube du 19e siècle, on aurait pu craindre que la suite soit d’un intérêt plus limité. Tout n’avait-il pas déjà été inventé, pour ne subir que des améliorations au fil des décennies ? De toute évidence, nous aurions fait une belle erreur car ce volume II, qui couvre la période de 1800 à 1950 recèle d’impressionnantes surprises, qui en font un objet tout aussi indispensable que son prédécesseur. Même principe ici de mettre en regard texte, illustration sonore et photographique. Nous avons donc la chance de pouvoir suivre, famille d’instruments par famille d’instruments, l’évolution des sonorités et des choix musicaux, en les écoutant simultanément. Jérôme Lejeune étudie avec la même pertinence tout le contexte historique de chaque instrument, indissociable de la période qui l’a vu naître. On parcourt en quelque sorte l’Histoire à travers l’évolution des instruments, comme une subtile métaphore de l’évolution des mœurs et des temps, le changement des humeurs musicales pouvant servir de synecdoque aux changements tout court, changement de la vie, métamorphoses politiques et sociales. L’instrument, comme l’Art en général ne fait que tendre le miroir du sablier du temps. La révolution française apparaît comme l’immense catalyseur de tous les bouleversements musicaux. Elle voit à la fois une multiplication des musiques plus collectives et des grands ensembles orchestraux. Les salles de concerts prolifèrent, parallèlement aux opéras ou aux ensembles d’instruments à vent. L’atmosphère anticléricale sonne quand à elle la chute de la musique d’église. Jérôme Lejeune nous apprend notamment que c’est à partir de cette période que l’orgue deviendra un instrument plus profane, rejoint par l’orchestre, alors que des années auparavant il était exclusivement religieux, et accompagnant des chœurs. Plus tard, c’est évidemment le Cavaillé-Coll dans lequel excellera César Franck qui témoigne du passage définitif de l’utilisation traditionnelle de l’orgue classique vers l’orgue symphonique propre à mimer tout un orchestre. L’intimité musicale s’évanouit pour laisser place à un orchestre qui progressivement ne se contente plus d’être un arrière plan et devient un instrument à part entière comme en témoignent en pleine ère romantique les poèmes symphoniques de Liszt, d’où la recherche de nouvelles sonorités dans les cuivres. Et pourtant dès la fin du XVIIIe siècle, la pratique de la musique de salon connaît un franc succès, avec ses musiciens et instruments en vogue, le plus victorieux demeurant le piano. Le culte individuel qui s’installe semble presque présager du futur star system du XXe, XXIe siècle, car au sein des formations musicales, l’heure est à la virtuosité et à la performance du soliste. L’industrialisation sonne également l’ère moderne pour les instruments, leur fabrication à la chaine donne chaque jour un peu moins de place aux artisans. Ces derniers luttent, se spécialisent pour conserver le brevet de leur secret de fabrication, mais le temps joue chaque jour contre eux.
 
Lejeune cite régulièrement, comme principale référence, le « traité d’orchestration » de Berlioz, véritable « bible » des compositeurs, expliquant les instruments, leur usage et leurs limites. Il évoquel’évolution des instruments « connus », y relatant par exemple celle du violon, de son archet, de la lutherie ancienne à la lutherie moderne en passant par le célèbre stradivarius. Un même instrument passe ainsi par divers changements de techniques, de pratiques et de sons. Tandis que le quatuor bat son plein, ou que le violoncelle trouve une place grandissante dans les œuvres concertantes, des instruments plus étranges, à la durée de vie parfois limitée font leur apparition, telles la guitare lyre ou la harpolyre. Ce sont probablement les cuivres et les vents qui s’affirment le plus au XIXe. On y apprend par exemple que la flûte traversière trouve sa forme définitive dans les années 1850 et l’importance du système Boehm et des clés facilitant le doigté.
Peu de nouveaux instruments voient donc le jour à l’ère de l’industrialisation. Le XVIIIe et XIXe sont moins les siècles de l’invention de l’instrument que ceux où ce dernier se fixe dans sa forme définitive ou se décline sous d’autres formes. Le piano droit, par exemple fut inventé pour métamorphoser un instrument encombrant en instrument plus domestique pouvant rentrer dans les appartements et le système de la mécanique fut intégralement repensé. Lejeune n’oublie pas d’évoquer l’intégration des instruments plus « populaires » utilisés tardivement et de manière parcimonieuse, tels les accordéons et les bandonéons.
Belle exception, le saxophone aura un avenir bien différent de celui qu’ avait envisagé son créateur, qui voulait un instrument qui puisse égaler l’intensité des instruments à cordes en plein air. Berlioz dans son traité, l’intègre dans la classe des clarinettes. Nous qui ne connaissons essentiellement que son utilisation dans le jazz ou dans la variété des années 80, avons la chance de l’entendre officier ici en musique de chambre ou dans le Werther de Massenet.
Ces deux volumes devraient être utilisés dans les écoles pour enseigner la musique tant ils sont passionnants, instructifs et clairs, nous permettant de mieux comprendre tout le cheminement des musiques, parallèlement à celui de l’histoire des mentalités et des sociétés. Il est fascinant de voir se profiler à travers cet éventail historique notre propre époque, et de se souvenir que le métier de luthier par exemple n’est qu’un petit détail comparé au nombre de petits métiers que la révolution industrielle fit disparaître. Le XXe siècle marque une « banalisation des instruments et de leurs sonorités » telle la standardisation d’un piano désigné non plus par son fabricant d’objet unique, mais par sa marque : c’est la disparition de l’individualité de l’instrument et de l’instrument ancien. Ça n’est pas sans une certaine tristesse que nous suivons ce guide, comme si l’avancée témoignait d’une évanescence de la beauté dans lequel l’Art se laisse lentement gagner par l’ère de l’économie et du profit.
 

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