Paul Thomas Anderson – « Phantom Thread »

Tout ce qui était en moi fibre, tissu, bâti, a craqué, plié.

Rainer Maria Rilke, Correspondance à Lou Andréas-Salomé

 

Phantom Thread est une histoire de fils cousus par les mains du fils en quête d’une disparue. Une robe disparue qui cachait de mauvais sorts. Une histoire d’amour et de secrets cousus mains dans les doublures ou les ourlets, tels des enchantements pour chasser les maléfices et échapper aux fantômes d’autrefois. C’est sans doute aussi l’un des plus beau film d’amour et de création, depuis longtemps.

Reynolds Woodcock rencontre Alma, serveuse dans un restaurant, et cette rencontre a tout d’un accident. Elle trébuche en plein service, manque tomber mais c’est lui qui tombe sous le charme alors qu’elle vient perturber la mécanique parfaitement réglée de sa vie : son rythme, ses habitudes, le silence et la discipline de son petit déjeuner. Elle vient l’aimer à sa manière. Le film raconte l’histoire du couturier exigeant, méticuleux et intransigeant qu’est Reynolds Woodcock, du soin fabuleux qu’il apporte à chaque nouvelle création, rendant les robes uniques afin que les femmes qui les portent se sentent uniques. Le long d’un escalier en spirale, les princesses et autres richissimes dames de la haute société londonienne se hissent pour atteindre le septième ciel du maître qui les transforme et connaît chaque once de leur corps. Lui seul est apte à remodeler leur éclat. Woodcock est un artiste de la toile. Un esthète du drapé. Perfectionniste au plus haut point, il veut « pendre haut et court celui qui a inventé le mot chic ». La caméra s’approche des doigts, elle s’attache aux cales sur les pouces de Woodcock. On le voit sans cesse travailler la matière des robes, les façonner, enfiler les aiguilles. Il fabrique des rêves et pourrait s’exclamer avec Prospero : « Nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits. »

Depuis Visconti, on avait rarement aussi bien filmé la couleur des étoffes, du satin, écouté le bruissement de la soie, le tombé des traînes. La robe qui vêt une femme la sculpte. Lorsque Alma se plaint de ses mensurations et de sa poitrine menue, il rétorque : « c’est à moi de vous en faire une ». Woodcock ne se contente pas de parer ces femmes, Pygmalion de fils et d’aiguilles, de soie et de perles, il façonne le corps, lui donne forme, le sculpte, le plie à ses volontés. Le « fil fantôme » du titre pourrait être celui des secrets et des mauvais sorts écartés, de l’absence d’une mère à la robe tombée en lambeaux, le fantôme d’une robe qui a nécessité tant d’efforts pour écarter la malédiction des Woodstock. Malédiction familiale, qui pèse sur sa sœur, Cyril, qui elle non plus ne s’est jamais mariée.

Le film travaille et tisse sa propre perfection, l’exigence dont il est porteur devient exigence des plans, de la lumière, de la texture de l’oeuvre. Paul Thomas Anderson écoute le bruissement des robes, les drapés qui scintillent, le chatoiement des étoffes frottées, la vibration, l’inflexion, la mélodie des robes et, à ce titre, la bande-son est époustouflante. Le poids des étoffes se mesure aux ondes, aux mètres, aux pas des entrées en scène dans les restaurants qui accueillent les femmes magnifiées par Reynolds. Dans leurs robes d’apparat, les femmes existent plus fort, elle sont vibrantes au même titre que leurs robes qui respirent et refusent d’être déshonorées. Paul Thomas Anderson observe de près le grain de la peau, la caméra s’attache aux détails. Il a lui-même signé le scénario et la lumière. La direction d’acteurs et le casting relèvent du magistral : du premier aux seconds rôles (Vicky Krieps ou Lesley Manville). Qu’il soit attrapé en plan frontal ou relégué en arrière plan, la présence de Daniel Day Lewis captive, capture les regards, il est d’une « insoutenable intensité » comme le titrait Le Monde avec justesse. Piqué par une remarque de son musicien attitré, Jonny Greenwood, le qualifiant d’un sarcastique « Beau Brummell », Paul Thomas Anderson s’est intéressé de près au dandysme et à la confection. Woodcock est un artiste totalement asservi à l’art du patron et de la couture, il a institué ses propres règles et les impose à toute la maisonnée. Il orchestre son gynécée avec élégance et autorité. La beauté du film tient tout à la fois dans le sujet, le soin apporté à le mettre en scène et dans ce couple sidérant qui joue avec les codes, cherchant à contrer les conventions par un jeu amoureux déroutant où chacun domine à son tour son partenaire. Dans un pur élan amoureux, ils cherchent à se sauver l’un, l’autre. Jusque là, Reynolds transformait en fantômes celles qui se piquaient de vouloir vivre à ses côtés. Il avait besoin d’une femme à sa mesure, une femme aux mesures parfaites. Il la rencontre avec Alma dont chaque centimètre, chaque courbe est couchée sur papier, mesurée, notée.

L’oeil du cinéaste se retrouve dans cet œil à travers un judas qui scrute le défilé et caresse avec des regards de connivences et d’amour la silhouette de la femme aimée. Elle se plie, épouse les plis, plisse son corps pour lui mais elle renverse aussi le jeu et le récupère dans de tendres moments arrachés à son art, dérobés pourrait-on dire. Elle le délivre de ses robes, des taffetas, des dentelles et des nacres, elle lui offre la chute dans la sueur, les sécrétions et lui réapprend à éprouver son corps, son être de chair, loin de ses créations, le délivre et le rassure, afin de reprendre pouvoir sur lui, son corps. Le maître du jeu ne cesse de changer dans ce couple de cinéma inédit. Parfaite définition du dandysme selon Barbey d’Aurevilly : « Le Dandysme se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère ! Pour jouer ce jeu, il faut avoir à son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l’opale, en se réunissant. »

Dans un geste d’amour, il accepte qu’elle le rende malade, il accepte d’épouser cette histoire accidentée comme leur rencontre. Tomber pour mieux se redresser, permet de retrouver du souffle, les périodes d’écrasement sont nécessaires afin de se relever beaucoup plus fort. Lors d’une chute, il saccage sa propre création au chevet de laquelle il faut une armée de mains « fantômes » appliquées, durant la nuit entière, à ramener à la vie, dans une véritable scène au cordeau de réanimation ou de dissection la robe déchue. Avec la rencontre fortuite d’une table de dissection et d’une machine à coudre, la poésie de Woodsock est là dans cette confusion du corps et de la matière tissu. De quelle étoffe est fait l’amour ? Faut-il être de la même étoffe pour s’aimer ? Il se donne tout entier, lorsqu’il lui susurre un troublant : « Embrasse-moi, petite, avant que je tombe malade. » Leur amour malade et vénéneux comme la robe-corolle des champignons, déchire les robes, fait trébucher, déraper ou s’effondrer, il abîme mais sauve en même temps des peurs et délivre des fantômes de cendres.

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A propos de Séverine Danflous

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