Jean-Stéphane Sauvaire – « Black Flies »

En choisissant de suivre le quotidien des ambulanciers dans les bas-fonds de Brooklyn, le réalisateur Jean-Stéphane Sauvaire se lance dans une mission à haut risque. D’abord, il choisit de filmer la ville de New-York dont certaines rues malfamées convoquent dans l’imaginaire du spectateur tant de monstres sacrés (Ferrara, Lumet…). Ensuite, et c’est le plus évident, il y a la comparaison à l’incontournable A Tombeau Ouvert de Martin Scorcese, puisque c’est un précédent unique de film avec des ambulances toutes sirènes hurlantes. Dès lors, il est impossible de passer outre quelques points communs, à travers par exemple la figure hallucinée du personnage joué par Nicolas Cage dans le film de Scorcese. Celui-ci, fidèle à sa fascination pour la religion catholique, le met en scène comme une sorte de Christ réincarné, quand Sauvaire montre quant à lui un protagoniste inspiré par Saint Michel, dont le pouvoir – la Pesée des âmes – devient un fardeau. Black Flies, comme son prédécesseur, aborde donc pleinement la question de la santé mentale par le prisme du clignotement incessant des gyrophares. Mais, mis à part les dispositifs autour de ces figures toujours en mouvement, multi-traumatisées, en première ligne face à la misère humaine, ce ne serait probablement pas totalement juste de ranger ce Black Flies dans le même registre que le film de Martin Scorcese.

A travers un duo composé par Ollie Cross, campé par Tye Sheridan, et par le personnage de Rutkovsky joué par Sean Penn, soit un jeune bleu arrivant tout droit de son Colorado profond et le vieux briscard blasé, Sauvaire brosse un portrait qui se veut naturaliste. Déjà auteur de quelques films, dont Johnny Mad Dog sur les enfants soldats au Libéria, la démarche du réalisateur semble se distinguer au long terme via deux axes forts : d’abord la question de la violence, que Sauvaire conscientise lui-même en parlant d’une nécessité de s’y confronter pour mieux l’appréhender, et une obsession pour l’honnêteté, ce qui peut se traduire chez lui par une certaine crudité, souvent accentuée par une stylisation appuyée. Ici, en guise d’artifice, le Français de Brooklyn use sans discontinuer d’un sound-design oppressant et multiplie les séquences longues et immersives, renforçant l’impression qu’il n’existe nul échappatoire. La caméra colle Tye Sheridan systématiquement, à l’affût de son ingénuité naturelle, ne lui laissant aucun espace, si ce n’est pour l’enfermer dans son ambulance, et observer son innocence basculer dans quelque-chose de plus grave.

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Pour cette adaptation du roman 911 de Shannon Burke, Sauvaire donne à voir une galerie de gueules cassées, qu’il côtoie d’ailleurs en voisin dans la vraie vie, et qu’il met en scène dans son propre quartier. Ollie est donc confronté d’un côté à ses équipiers désabusés (à travers notamment le personnage de Sean Penn, archétype du mentor lui-même brisé), et de l’autre à ces camés, dealers, paumés et autres psychotiques plus vrais que nature. C’est là où l’ombre de l’Archange Michel commence à planer, au-dessus de l’ambulance, des cris, des insultes et des menaces. Dans la Bible, le Saint procède au Jugement Dernier grâce à la Pesée des âmes. Pour Ollie, il s’agit d’une icône devant laquelle il s’abîme en contemplation, tout en l’incarnant dans son blouson rouge doté d’ailes flamboyantes. Après avoir subit et vu autant d’horreurs, comment ne pas céder à des jugements moraux, en se substituant au divin ? Exercer le pouvoir de sauver ou pas, tel est le dangereux dilemme moral du film.

Seul répit dans la vie d’Ollie, une femme apparaît au détour d’une soirée, essentialisée dans une figure totalement anonyme. Peu importe finalement qui elle est (autre risque pris par Sauvaire par ailleurs ! Oser montrer un personnage féminin interchangeable aujourd’hui, c’est au moins la garantie que le film n’a pas été produit par Netflix), elle est un média pour permettre la catharsis et tenter de conjurer un trauma originel. A travers ce corps de femme, et même davantage, de mère, c’est bien celui de la sienne qu’Ollie cherche à sauver du gouffre. Dès lors, peut-il comprendre qu’en quelque sorte la volonté de sauver son prochain est guidé par sa culpabilité ? Si en sauvant autrui, il cherche à se sauver lui-même, que se passe-t-il quand il échoue ? En tout cas, les limites du pouvoir conféré par Saint Michel deviennent floues et son discernement questionné. Sans n’avoir jamais pu communiquer ou même regarder réellement qui cette femme, impossible de la considérer autrement que comme cette longue liste d’anonymes qui défilent dans son ambulance.

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Enfin, lors d’une dramatique intervention, le jugement des deux coéquipiers sera mis à l’épreuve de façon tragique. Finalement, c’est cette dernière partie qui amènera Ollie à se confronter aux fameuses Black Flies, nichées dans les cadavres en décomposition, et à la tragédie. Cela permet aussi de reconsidérer le film à l’aune d’une autre œuvre (et de manière finalement plus juste que vis-à-vis de A tombeau ouvert) : Les flics ne dorment pas la nuit de Richard Fleischer. D’abord, il s’agit bien entendu davantage d’une chronique, qui plus est chez les « cols bleus », que d’un thriller existentialiste. De plus, chez Fleischer comme chez Sauvaire, à travers les récits des protagonistes, c’est toute leur vie privée et leurs blessures intimes qui sont relatées, comme étant une partie intégrante de leur métier. Dans les deux cas, la dimension humaine de tout une profession est mise en avant car, chez les ambulanciers comme dans la police, les suicides et les dépressions sont légions. En outre, les retours sur le film, le qualifiant tantôt de droite – car caricatural sur la représentation des Afro-Américains comme drogués ou dealers – ou à l’inverse de gauche – car accréditant le discours du mouvement « black lives matter », font étrangement échos aux retours critiques obtenus par Fleischer en son temps. L’histoire et ses erreurs se répètent, car comme son glorieux prédécesseur, le film Black Flies n’accrédite ni l’un ni l’autre, et trouve une voie pour un discours profondément humaniste.

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A propos de François ARMAND

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