Antoine Russbach –  » Ceux qui travaillent « 

Franck se lève, accomplit mécaniquement ses gestes quotidiens. Il réveille ses enfants, boit son café, embrasse sa femme, prend sa voiture et se dirige au travail. Il affiche une certaine fierté lorsqu’il rentre dans les bureaux de son entreprise où il occupe une fonction de cadre. Toute son existence est consacrée au travail. Il est parti de rien, sans diplôme, juste avec la persévérance d’un homme qui a grandi dans une ferme au milieu des bêtes, victime d’une éducation archaïque. Il a gravi les échelons par obstination et esprit analytique, sans émotion. Un homme dénué d’imagination mais pourvu d’un sens pratique, dans l’action et dans l’anticipation. Mais cette anticipation, cette manière de prendre des décisions compliquées va le confronter à un dilemme éthique, moral même. Alors qu’il doit faire face à un problème lié à l’acheminement d’un Cargo, Frank prend une initiative– seul- sans en référer sa hiérarchie. Cette prise de risque va lui couter son poste. Le sentiment de trahison ébranle Frank qui n’en revient pas de   la lâcheté de ses supérieurs. Ce choix il ne l’a pas fait pour lui, mais pour le bien être de sa boite à qui il a tout donné durant plus de 20 ans. Cette sortie de route brutale pour cet homme le plonge dans la honte et le désarroi : il n’arrive pas à l’annoncer à sa femme et ses cinq enfants, habitués à un train de vie confortable. On pense alors à L’emploi du temps de Laurent Cantet, mais Frank est trop honnête pour supporter de vivre dans le mensonge, ce qui rend son personnage fragile et émouvant en dépit de l’horreur de sa décision. Il est à la fois victime et bourreau d’une société qui ne supporte pas les faibles.

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Dans l’effrayant ouvrage La question humaine, adapté au cinéma par Nicolas Klotz, François Emmanuel dresse un portrait glaçant d’une entreprise où il met en parallèle le système capitaliste d’une entreprise de chimie avec les méthodes rationalisées, technocratiques du génocide allemand sous le troisième Reich. Sans aller si loin, et en resserrant la problématique à un cas de conscience individuel, Antoine Russbac, qui signe son premier long métrage, en reprend pourtant un des fondements idéologiques: à savoir la déshumanisation du monde du travail, broyé par la machine capitaliste, où la vie d’un homme devient superflue quand des millions sont en jeu. L’intelligence du scénario écrit par le cinéaste en collaboration avec Emmanuel Marre, est de ne jamais bifurquer de ses intentions initiales. Le récit ne lâche jamais Frank qui est de tous les plans. Le personnage devient touchant dans sa déchéance même si les auteurs savent garder une distance, une ambigüité. Son acte monstrueux transforme son quotidien en calvaire mais les scénaristes se gardent bien de nous donner toutes les clés en main. Frank, sonné, abasourdi par son licenciement, ne comprend pas l’ampleur de son acte dans un premier temps. La vie d’un individu, qui plus est d’un migrant, à des milliers de kilomètres ne pèse pas lourd, pour remettre en question tout ce qu’il a construit, tout ce qu’il a légué à sa famille comme la sécurité, le bien-être, l’illusion du bonheur. Une famille présentée avec une froideur déconcertante, observée par un entomologiste qui en décortiquerait les comportements logiques et parfois effrayants.

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D’abord choquée par les révélations du père de famille, elle finit par s’arranger avec cette réalité insupportable. Car il faut bien payer les factures, acheter un portable neuf, se faire plaisir dans les centres commerciaux, sauver les apparences. Ces petits arrangements avec la mort, qui devient abstraite, vont peu à peu contaminer la psyché du personnage, coincé entre la possibilité de rebondir en choisissant un poste tout aussi méprisable et l’envie de comprendre le monde réel. L’échappée belle avec sa fille laisse par ailleurs un possible avenir, une reconstruction personnelle, verrouillée par un épilogue glaçant, ramenant l’aliénation au cœur d’une existence consumériste que personne ne veut abandonner. N’ayons l’air de rien, faisons comme si rien ne s’était passé. La famille apparaît comme une sorte de caste monstrueuse qui rappelle étrangement la fin de A history of violence de David Cronenberg.

La mise en scène saisit avec précision l’enfermement idéologique et culturel dans lequel Frank s’est interdit tout échappatoire, toute possibilité de penser autrement. La caméra colle à la peau de ce cadre, étriqué dans son costume, toujours enfermé dans des lieux clos, représentant son espace mental, entre l’intérieur de sa voiture, les bureaux sans âmes, la déco d’une villa sortie d’un catalogue. La photographie, tout en couleurs ternes et déprimantes, intensifie cette sensation d’étouffement, d’asphyxie permanente. La forme, très frontale, confronte notre regard à l’absurde folie d’un système capitaliste, interdisant l’empathie au nom du rendement, de la compétitivité. Au-delà du portrait ambigu et émouvant d’un homme qui perd pied, se rendant progressivement compte de sa culpabilité avant de faire volte face, Ceux qui travaillent se révèle être un grand film politique, qui part de l’intime pour mieux converger vers un discours nuancé mais d’une terrible lucidité sur l’absurdité de nos modes de vie contemporains.

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Dans la peau de Frank, Olivier Gourmet, tout en retenue, en émotion contenue, est impressionnant. Il trouve là son meilleur rôle avec celui du Fils des frères Dardenne, cinéastes qui paraissent bien fades cela dit à côté de la cruauté sans rédemption de ce premier film important, sans doute le meilleur réalisé en France cette année.

 

 

 

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A propos de Emmanuel Le Gagne

1 comment

  1. BALANGUE Annie

    Merci à Emmanuel Le Gagne pour sa superbe critique du film « Ceux qui travaillent »
    (tellement plus riche et intelligente que celles lues ailleurs).
    La famille, cellule sociale la plus simple et basique, ici parabole de notre monde capitaliste.
    Grand film qui permet par l’éclairage apporté de vraies réflexions forcément dérangeantes et bouleversantes.
    Bravo à Antoine Russback.

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