Journaliste et critique cinéma durant plus de vingt ans, Kleber Mendonça Filho, commence dès les années 90 à s’essayer à la réalisation avec des documentaires et courts-métrages expérimentaux. Ces premières esquisses sont déjà produites par sa propre société Cinemascópio, encore aujourd’hui en co-production sur ses long-métrages. En 2014, après plusieurs courts remarqués et primés, sort sur les écrans français Les Bruits de Récife. Dépeint par son cinéaste selon une métaphore à la fois amusante et réductrice : « un soap opera filmé par John Carpenter », celle-ci indique pourtant un goût des aspirations diverses et supposées contradictoires, témoignant d’une largeur d’esprit au niveau des horizons cinématographiques. Deux ans plus tard, il se fait remarquer sur la croisette avec son deuxième long-métrage Aquarius, mais en repart bredouille. Chronique ample et engagée, complexe et captivante, portée par une Sônia Braga exceptionnelle, sublimée et diablement charismatique. Confirmation d’un potentiel grand cinéaste en devenir, auteur coup sur coup de deux œuvres imposantes. Sur le papier, Bacurau, laisse présager des remaniements, d’abord il s’agit d’une co-réalisation avec Juliano Dornelles, jusqu’à présent chef décorateur sur les deux précédents films. Surtout, après avoir flirté avec le genre, la promesse d’un western futuriste et politique, invoquant des références comme Délivrance de John Boorman et Sans Retour de Walter Hill, semblait être à la fois une évolution logique et la possibilité d’expérimenter de nouveaux territoires. À ces annonces enthousiasmantes viennent s’ajouter les présences au casting de Sônia Braga et l’homme aux mille carrières, Udo Kier. Entre l’annonce du projet, sa diffusion en terres cannoises, puis maintenant sa sortie, le Brésil est passé entre les mains de l’extrême-droite. La culture est l’un des nombreux ennemis déclarés de son nouveau président, le sinistre Jair Bolsonaro, menaçant ainsi fortement l’avenir de la culture locale. Dans ce contexte tendu, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, ont presque à leur dépens la responsabilité supplémentaire d’œuvrer pour la survie de leur art. Le prix du Jury qui leur a été remis lors dernier Festival de Cannes (partagé avec une autre œuvre à teneur politique, Les Misérables de Ladj Ly), vient alors autant saluer une proposition audacieuse et ambitieuse, que mettre en lumière un cinéma désormais marginalisé. Le récit se déroule dans un futur proche, alors que le village de Bacurau dans le sertão brésilien fait le deuil de sa matriarche Carmelita qui vient de s’éteindre à 94 ans. Quelques jours plus tard, les habitants remarquent que Bacurau a disparu de la carte…

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Délibérément lent, imprimant un rythme lancinant, étirant le temps afin de faire naître la tension ou le malaise, le long-métrage fonctionne à l’économie. Il nous renvoie à l’ombre tutélaire de Sergio Leone, jouant avec la patience du spectateur avant de le récompenser au détour de montées d’adrénaline jouissives et estomaquantes. Comme à son habitude, Kleber Mendoça Filho nous gratifie d’images saisissantes et oniriques (qui a oublié la douche de sang des Bruits de Recife ?), à l’instar de ce cercueil débordant littéralement d’eau ou cette cavalcade nocturne de dizaines de chevaux en pleine rue. Cette maîtrise de la temporalité et ce travail d’équilibriste, se retrouvent également dans la manière dont les réalisateurs traitent le genre : l’anticipation allégorique. Approche refusant les grands effets, révélant son background au compte-gouttes, ils ravivent le souvenir d’une SF fonctionnant à l’économie, dont le premier Mad Max de George Miller serait la figure de proue. Opaque dans un premier temps, ce Brésil dystopique soulève de nombreuses questions. Que s’est-il passé pour que l’état se retrouve dans cette situation ? Quel type de système en est à la tête ? Elles resteront, pour la plupart, sans réponse (seul un extrait d’un JT aperçu à la télévision fait état d’exécutions publiques) mais ne manquent pas de faire échos à la situation politique actuelle du pays, bien que le film ait été tourné avant l’élection de Bolsonaro. Ainsi, cette communauté renfermée sur elle-même (semblables aux premiers pionniers américains) disposant pourtant de tous les outils ouvrant au monde extérieur (internet, téléphone…) semble vivre en autarcie, créant ses propres lois, ses propres rites (comme cette scène de funérailles en début de métrage). Si Aquarius était un film sur une héroïne se battant seule contre tous, Bacurau renvoie aux Bruits de Recife par son caractère choral et sa multiplication de personnage (certains acteurs fidèles du réalisateur répondent encore présents, au milieu de nouveaux venus). De ce barde, accompagnant chaque événement à la guitare, à ces figures de hors-la-loi vénérées au travers de vidéos Youtube racoleuses, montées et bruitées (un « Wilhelm Scream » à l’effet comique se fait même entendre sur l’une d’elle), tout l’univers tend à renvoyer aux mythes des bâtisseurs du Far West. En premier lieu, sa loi du Talion et sa vénération des armes à feu, imagerie également au centre des spots de propagande, bien réels ceux-là, de l’actuel président Brésilien. Le musée placé au milieu du village, lieu au sein duquel aura lieu une scène décisive, symbolise à lui seul cette vision inéluctable de la violence comme élément fondateur de la société brésilienne, et de toute civilisation en général. Les murs du bâtiment sont ornés de photos de cadavres décapités, d’armes à feu, jusqu’à une trace de main ensanglantée, témoin des événements passés et conservée comme une relique. Une vraie brutalité sociale transparaît également, le personnage de préfet en étant le reflet le plus palpable. Politicien cynique, ne prêtant attention à Bacurau qu’en période électorale, en faisant campagne dans un van vulgaire entièrement dédié à sa personne. Il n’hésite pas à distribuer de la nourriture avariée et des neuroleptiques aux habitants en signe de générosité. Figure vulgaire et décérébrée, déversant des livres pour l’éducation des enfants via une benne à ordures, qui évoque le jeune promoteur immobilier d’Aquarius dont il serait une version exacerbée.

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Loin de singer les gimmicks et lieux communs des genres qu’ils abordent, les réalisateurs en saisissent au contraire toute leur essence subversive. Il se nourrissent de tout un pan du cinéma d’exploitation allant de la SF paranoïaque des 50’s (le générique d’introduction et ses cartons, les drones au design kitsch de soucoupes volantes) à l’anticipation des années 80, John Carpenter en tête (le look du hors la loi Lunga évoquant New York 1997). « Big John », référence ultime pour des metteurs en scène, n’hésitant pas à nommer une école primaire (déjà aperçue dans Les Bruits de Recife) Joao Carpinteiro ou à utiliser le morceau Night composé par le cinéaste, et déjà présente sur la bande-originale de Love de Gaspar Noé (autre grand admirateur du cinéaste), lors d’une scène pivot tragique. De Sam Peckinpah, ils puisent toute la sève nihiliste et les poussées de violence graphique, du maître Leone, la fascination pour les « gueules » filmées en gros plans tandis que les transitions en volets évoquent les serials des années 40 (déjà repris dans Star Wars). Loin de copier sagement des codes hérités de leurs aînés, ils s’en amusent, en pervertissent la nature même, à l’image de cette scène d’attaque au cœur du village où les assaillants sont montrés à l’écran alors que leurs victimes restent invisibles, inversant le rapport de force et les conventions acquises depuis Assaut (voire son influence principale, Rio Bravo d’Howard Hawks). La mise en scène du carnage annoncé fait sens, chaque arme définissant son propriétaire/utilisateur (comme dans certains films de la Shaw Brothers par exemple). Chacune renvoie à une icône cinématographique : la Winchester à canon scié chère au Steve McQueen d’Au Nom de la loi, la mitraillette Thompson des gangsters interprétés par James Cagney et des mythiques Bonnie and Clyde. Références principalement américaines, signe d’une culture influencée par le pays de l’Oncle Sam, dénotant avec les personnages de Yankees présentés comme amoraux et méprisants. En témoigne cette séquence où, en pleine « partie de chasse », un couple décide de s’envoyer en l’air alors que les cadavres s’empilent autour d’eux, le tout, sous le regard d’un drone voyeur. Centrés autour de la place de la violence dans la société (les armes à feu, question centrale des mœurs états-uniennes) et de ses représentations à l’écran, ces nombreux clins d’œil sont une manière de se méfier de l’impérialisme tout en assumant l’influence que celui-ci a pu avoir sur la culture populaire (jamais dénigrée par les réalisateurs) et l’inconscient collectif. En sommes, si son approche frontalement estampillée « film de genre » (de genres devrait-on dire) peut lui donner une dimension plus mineure que les films précédents de Mendoça Filho, Bacurau n’en demeure pas moins riche et engagé. Pur plaisir de cinéma, de cinéastes et de cinéphiles, il se fait le pertinent témoin de l’évolution d’une société Brésilienne en plein bouleversement, pour ne pas dire au bord de l’implosion.

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© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

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1 comment

  1. ROSSIGNOT OLIVIER

    Super article qui qui traduit bien tout l’aspect explosif d’un mélange improbable des genres et des tons. Le résultat est génial. C’est le Grand retour de la série B politique rejoint par réalisme magique. Avec ce film furieux qui déborde de toutes parts. Kleber Mendoça Filho prouve qu’il conserve sa patte sans jamais se répéter. Ici, le mauvais goût est revendiqué comme une sauvagerie cathartique et contestataire. Trivial comme un doigt d’honneur levé bien haut vers les dominateurs et dictateurs. J’ai vu le film suivi d’un débat avec Kleber Mendoça Filho. 90 % de la salle était brésilienne. Ils ont vécu le film viscéralement, avec leur âme, avec joie et douleur. Ils le portent comme étendard de subversion et de résistance. Si je préfère encore le génial Aquarius, autre renversant film de lutte – individuelle, lui -, Bacurau reste grandiose.

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