Remarqué en 2014 pour La Isla Minima, Alberto Rodriguez revient avec un nouveau film situé au lendemain de la mort de Franco, au moment de la Transition démocratique vers le régime que l’on connaît aujourd’hui. Si le premier se déroulait au début des années 1980, celui-ci remonte quelques années auparavant, en 1977, sur les braises encore chaudes d’un fascisme qui se refuse à mourir et qui souhaite conserver son empreinte sur la société espagnole. De même, le monde de la police est ici remplacé par celui de la prison, laissant hors-champ les nombreux changements qui bouleversent la vie du pays. Le cinéaste poursuit ainsi avec Prison 77 son œuvre politique en revenant à nouveau aux origines de la construction de la démocratie pour rappeler que celle-ci n’a jamais complètement rompu avec le régime qui précédait. Le résultat donne lieu à une nouvelle réussite d’Alberto Rodriguez et confirme l’intelligence de son cinéma. Et à l’heure où Vox, le parti d’extrême droite, pourrait entrer au gouvernement lors des prochaines élections législatives, signant ainsi la fin de « l’exception espagnole » face à ce fléau, ce dernier long-métrage apparaît comme un cri d’alerte nécessaire face au danger qui menace.

Arrêté pour un vol dont on ne connaîtra jamais la véritable nature, Manuel est incarcéré dans la prison de Barcelone et découvre un monde resté imperméable aux promesses de la démocratie, où tous les méfaits de la dictature restent de mise : arrestation arbitraire, absence de l’État de droit, violences, pouvoir abusif des forces de l’ordre, inégalités, etc. Comme la plupart des autres personnages, le jeune détenu se heurte à la toute-puissance et à la brutalité d’un système qu’il pensait voir disparaître. Toute la suite du récit va alors consister à montrer comment les prisonniers tentent de faire parvenir les avancées politiques, qui rythment la vie du pays, au monde du pénitencier. Ce parti pris narratif ne vise pas tant à pointer du doigt les lacunes d’un univers carcéral qui serait simplement en retard par rapport au reste de la société qu’à révéler le fond de fascisme qui s’est maintenu sous la surface démocratique. Car la prison apparaît ici comme l’envers du décor, comme la face obscure d’un État qui se voudrait tout blanc. Le choix de se concentrer exclusivement sur ce lieu, sans jamais le quitter, prend alors tout son sens car il relègue le reste de la nation, et son supposé renouveau, au rang de l’abstraction voire du fantasme, ce que soulignent plusieurs motifs structurants du film. C’est d’abord cette devanture publicitaire qui brille dans la nuit de ses couleurs fluorescentes, regardé par le héros depuis son lit, comme une promesse de modernité en forme de mirage. Et c’est également le personnage de Lucia, jeune étudiante militante éprise de Manuel, dont chacune des visites au parloir qui jalonnent la narration illustrent les évolutions de l’état d’esprit de ce dernier face à sa quête de liberté – de ses élans d’espoir à son renoncement. À mesure que le temps passe et que le protagoniste principal reste en détention, constatant avec impuissance que toutes les conquêtes politiques qui l’entourent n’ont aucune incidence sur lui, la jeune femme devient peu à peu l’incarnation de cette démocratie que l’on annonce de toute part mais qui reste toujours inaccessible, de l’autre côté de la vitre de verre, à la fois si proche et si loin. L’association entre cette quête d’un nouveau régime et celle d’un amour se manifeste d’ailleurs concrètement par cette photo de Lucia que celle-ci donne à Manuel. Contemplé à travers le peu de lumière qui atteint sa cellule d’isolement, le cliché permet alors au héros de se souvenir du bien-fondé de son action, de conserver un horizon justifiant sa détermination.

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Plus littéralement, la problématique centrale du récit consistant à savoir si l’Espagne a réellement changé de gouvernance ou si elle est encore engluée dans les rets de la dictature se retrouve bien souvent dans les dialogues des protagonistes dans un systématisme un peu redondant, sans tomber pour autant dans l’écueil d’une explication trop évidente du propos du film. Car, comme dans La Isla Minima, Rodriguez s’applique à ne pas sombrer dans le manichéisme et dresse des portraits contrastés de ses individus, faisant ressortir leurs faiblesses aussi bien que leurs vertus insoupçonnées. Aucun d’entre eux ne suit une trajectoire linéaire : certains militants de la prison finissent par renoncer à leur contestation en échange d’une sortie prématurée quand d’autres, jadis individualistes et apolitiques, se convertissent au combat collectif. Cette deuxième option donne lieu à une belle séquence entre Manuel et Pino, les deux camarades de cellule qui se lient d’amitié et qui rejoignent la lutte en réaction à l’oppression dont ils sont victimes. Sorte de doyen craint et respecté par tous, le second dresse autour de son lit une couverture qui délimite un espace personnel infranchissable. Cette frontière, qui rappelle « les murs de Jericho » dressés par Clark Gable dans New York Miami (Frank Capra, 1934), sera finalement levée – comme dans le film hollywoodien – vers la fin du récit lorsque celui qui en fut l’auteur prend finalement conscience du bien-fondé de la lutte menée par son voisin et de la nécessité de s’unir pour la mener à son terme. Ce geste libérateur marque ainsi le passage du monde privé au monde social, la première étape vers l’édification d’une communauté, comme le notait le philosophe Stanley Cavell dans son analyse de la comédie de Capra, également applicable au drame de Rodriguez :

« Ce qu’il censure (cet obstacle), c’est la connaissance par l’homme de l’existence de l’être humain de « l’autre côté ». La situation, c’est que l’existence des autres est quelque chose dont nous sommes inconscients, un élément de connaissance que nous refoulons, autour duquel nous traçons un blanc. Voilà qui fait violence aux autres, qui sépare leur corps et leur âme, qui en fait des monstres ; et il est probable que, si nous le faisons, c’est parce que nous avons l’impression que d’autres nous infligent cette violence. À la sortie de ce cercle de vengeance, je donne le nom de reconnaissance[1]. »

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Mais ce lien qui s’affirme ici par la capacité retrouvée des deux êtres à dépasser leur réclusion sur eux-mêmes constitue le seul motif d’espoir d’un récit qui souligne par ailleurs l’impossible cohésion d’une société encore traumatisée par les violences dont elle a été victime et par l’instinct de survie qu’elle a héritée en conséquence. En ce sens, la fin qui présente l’accomplissement d’une union longtemps retardée semble quelque peu artificielle car elle contredit un trajet narratif qui dévoile la fuite comme seul horizon possible face aux résidus fascistes qui continuent à gangrener le pays. C’est ce que souligne l’autre influence cinématographique convoqué par Prison 77, celle du Farenheit 451 (1966) de François Truffaut, qui permet au réalisateur de donner corps à sa vision noire et pessimiste. Fil rouge du long-métrage, la littérature sert ici à qualifier la véritable nature des acteurs du film, qu’il s’agisse des autorités ou des prisonniers, par le rapport que ces derniers entretiennent avec elle. Une scène d’autodafé montrant les matons brûler les livres de Pino, en guise de représailles au mouvement de contestation auquel il a participé, révèle ainsi la part de fascisme qui subsiste dans les politiques répressives. À l’inverse, les deux camarades de cellule se servent de la littérature comme de leur arme principale, comme ce qui leur permet de tenir face à l’ignominie de la situation à laquelle ils sont confrontés. C’est tout le sens de cette très belle séquence où Pino se protège de la torture en récitant les romans qu’il connaît par cœur, dans un écho évident au film de Truffaut qui se terminait par la mémorisation des plus grands ouvrages pour permettre leur transmission. Surtout, le monde des livres prend ici la forme d’une échappatoire au réel, de la seule alternative à une réalité invivable pour les personnages. En témoigne cette séquence annonciatrice au début du récit, où l’un des détenus, pétri d’angoisse face aux nombres d’années qu’il lui reste à passer en prison, demande à Pino de leur lire un passage de l’un de ses ouvrages de science-fiction. La lecture donne alors naissance au premier plan général du film sur les toits de Barcelone, comme une première évasion vers cet ailleurs qui se refuse aux personnages. Cette séquence, qui résume tout ce qui fait la force de Prison 77, fait alors écho aux mots d’Antonio Muñoz Molina, qui a toujours pensé la littérature comme un refuge au chaos du monde : « Un livre est une tanière où se dissimuler, une île déserte où se retrouver à l’abri et aussi un véhicule pour s’enfuir.[2] »

[1] CAVELL Stanley, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Vrin, 2017, p. 164.

[2] MUÑOZ MOLINA Antonio, Le vent de la lune, Paris, Points, 2012, p. 182.

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