Regard, déplacement du et de nos regards, comme le nom Seytou Africa signifiant en wolof regard, invite à croiser ceux des publics et des créateurs. Il est pourtant bon de gager sur la curiosité, l’inconnu et oser voir ailleurs, en dehors de sa zone de confort, car derrière ces visages racisés, les mêmes sentiments et émotions habitent des personnes pouvant traverser des épreuves similaires, endurant des problématiques proches, pas identiques car les contextes sont différents. Malgré tout, on serait capable d’empathie et de compréhension face aux vicissitudes de leurs vies, celles de ces autres, cette altérité dont on ignore l’existence, quotidiennement.

Seytou Africa 2025
Et c’est ce que propose Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste le film d’ouverture de la soirée, le docu-fiction emprunte une passerelle entre la métropole et la Guyane, comme le fait Melrick, son protagoniste vivant sur ces deux territoires, totalement dissemblables par leurs populations, cultures, géographies, identités, histoires, climats… On y évoque une violence systémique, masculine et patriarcale, avec ses propres enjeux dans cette enclave française sur un lointain continent.

Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste le 16 juillet au cinéma
À l’image de sa superbe affiche, le film dessine en quelques séquences, dans un film ramassé de 77mn, des contrastes saisissants : la Guyane oubliée, négligée, un de nos DROM (Départements et Régions d’Outre-Mer) éloigné de sa métropole, mais dont on rappelle dans les médias toujours les mêmes thèmes et images d’Épinal (exotisation de sa jungle, industrie aérospatiale, violence et criminalité sauvages…) ; un faits divers dans un quartier rappelant les grandes tragédies qui ont traversé l’humanité; l’évocation de l’intime familial avec un procédé de mise à distance mûrement réfléchi ; la spontanéité enfantine et rafraîchissante du protagoniste dévoilant une profonde maturité ; la vulnérabilité d’un grand gaillard mis en scène avec pudeur ; une mort choquante qui néanmoins n’oblitère pas des destinées pleines de vie et d’espoirs.

Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste le 16 juillet au cinéma
Melrick a 13 ans. Il passe ses vacances d’été chez sa grand-mère Nicole à Cayenne, en Guyane et apprend à jouer du tambour. Mais sa présence fait soudain resurgir le spectre de son oncle, ancien tambouyé tué dans des conditions tragiques. Confronté au deuil qui hante toute la communauté, Melrick cherche sa propre voie vers le pardon.

Melrick Diomar le neveu du défunt Lucas Diomar et petit-fils de Nicole Diomar
Cela sonne comme un récit d’apprentissage classique, toutefois Kouté Vwa fait appel à une forme hybride entre fiction et documentaire, dans laquelle le réel s’exprime en convoquant les motifs de la tragédie et les désirs de justice, des émotions envahissantes motrices pouvant conduire à des pulsions vengeresses tout aussi fatales, dont la fiction s’est repue depuis que l’Homme est homme et l’écriture adopte une structure narrative avec un début, un milieu et une fin. De plus, la mise en scène incorpore en outre un corpus d’images d’archives et de séquences documentaires de moments observés et reproduits, dont le potentiel fictionnel s’inscrivait déjà dans le vécu (séquences de vélo et tambour avec Melrick portant l’arc narratif principal. La trajectoire de cet adolescent est définie autour d’une méconnaissance, son oncle Lucas Diomar victime d’assassinat au couteau du gang Fantômes dans la nuit du 10 au 11 mars 2012, alors qu’il tentait de calmer une rixe lors d’une fête d’anniversaire pour lequel il était DJ à la cité Mortin de Cayenne. Melrick ayant peu de souvenirs de lui, c’est par le truchement de Nicole sa grand-mère, de l’entourage familial et proches de Lucas, notamment Yannick Cébret son meilleur ami, qu’il va écouter ces voix palliant à l’absence cruelle d’un jeune populaire du quartier de Mont-Lucas.

Des proches et Leslie, la cousine du réalisateur Maxime Jean-Baptiste lors d’une marche blanche à la suite du décès de Lucas Diomar
En créole guyanais, Kouté Vwa signifie « Écoute les voix », la place de l’oralité dans le film y est primordiale. Elle surgit en séquence d’ouverture avec ce cri du cœur de Leslie, la sœur de Lucas et la cousine du réalisateur, lors d’une marche blanche suite au décès de Lucas. Le créole, langue purement orale, émaille les échanges du film en alternance avec le français, elles se font les voix du quartier Mont-Lucas, de Nicole, de Yannick, voire de tous ceux qui ne sont plus là. Ces voix dressent le portrait en creux alors de cet oncle disparu, chaque voix raconte son rapport à ce jeune homme promis à un bel avenir qui suivait des cours en informatique, devait passer son baccalauréat, s’était inscrit pour passer son permis de conduire et dont la passion fut la musique, il sévissait sous le nom de DJ Turbulence et se produisait avec son groupe carnavalesque Mayouri Tcho Nèg. Et ces voix incarnent ainsi des Guyanes différemment vécues pour chaque personne s’exprimant : de la malice quand les adolescents se demandent ce qu’ils feraient s’ils étaient Président, ces manifestations appelant à la paix parmi les marches desquelles sont nées des initiatives tel que le collectif Trop Violans, la mémoire et la perception des violences subies, ainsi que leurs traumatismes avec Yannick se confiant pour la première fois à un journaliste pour le tournage du film lorsqu’il se souvient du meurtre de son ami pendant lequel il fut blessé et avec Nicole, de sa colère, puis de sa sérénité qu’elle puisa dans le temps et la spiritualité. Enfin les Guyanes racontées par la fratrie Jean-Baptiste avec à l’écriture des séquences fictives la sœur Audrey Jean-Baptiste et à la mise en scène Maxime Jean-Baptiste assumant leurs rapports distants avec ce territoire, car élevés en métropole, dont ils ont voulu représenter la complexité avec la plus grande justesse.

Yannick Cébret le meilleur ami de Lucas Diomar
Cette justesse fut par ailleurs recherchée visuellement à tâtons, dès le départ le discours de Leslie en archives lançait cette reconstitution mémorielle, la séquence est saturée du blanc de ces T-shirts et hauts portés par quelques centaines de personnes venues plaider pour un recueillement pacifique au moment de la disparition de Lucas. Si le film avait été d’abord imaginé avec un fonds documentaire strict, il évolua sous une forme mixant un régime d’images hétéroclites, pouvant déstabiliser le public au prime abord, mais dont la teneur est surtout portée par la perception des personnages incarnés réellement par la famille Diomar et Yannick (crédités au générique comme interprètes) : comment restituer le traumatisme, les émotions et les sentiments, sans en passer uniquement par des témoignages face caméra ? Comment filmer l’absence et la hantise sans utiliser des clichés et des poncifs cinématographiques ? Comment restituer les violences ressenties et subies sans tomber dans le sensationnalisme et le misérabilisme ? Il fut donc décidé de ne pas prolonger l’imaginaire collectif autour de la mauvaise réputation des quartiers de Cayenne, ressassant les représentations déformées par les médias : Audrey Jean-Baptiste fit des repérages préliminaires et passa du temps avec les locaux impliqués dans ces récits, ce fut une immersion intense dans la réalité, qui fut accompagnée par un mood vidéo avec une charte visuelle pour Arthur Lauters leur chef opérateur afin de capter des lieux fréquentés par la jeunesse de Mont-Lucas et d’enregistrer en continu des séquences de 20 à 30mn épousant ainsi le rythme des personnages, suivant leur point de vue, ne figeant pas le regard sur cette jeunesse. Divers dispositifs furent conçus pour la caméra nécessitant de s’adapter à la nature des prises hétérogènes, dont celle du grisant rodéo nocturne (non improvisé) ou de proposer une ouverture entérinant l’espoir, mais dont l’inspiration assumée provient de deux cinéastes admirés par Lauters : Gianfranco Rosi et Roberto Minervini (la séquence finale est un hommage direct à ce dernier), offrant un champ des possibles afin de saisir les traces laissées dans l’espace des lieux, silences et sensations. Ces dernières sont restituées par la création sonore très précise invoquant la présence de Lucas par les musiques et les sons du tambour, instrument étant autant le moteur narratif du récit, que le lien avec les morts, une représentation du territoire africain, ou un rappel du carnaval si cher à Lucas et que Melrick poursuit en s’initiant à son tour, avec un plaisir sincère que l’on ressent à l’image en voyant poindre son sourire de satisfaction dans la réussite de son jeu. Ce carnaval rappelle d’autant plus l’intensité rythmant les processions desquelles se dégagent une certaine tension et la présence intense et mêlée de la vie et de la mort, et plusieurs plans laissent un fondu au noir persistant avec uniquement le son comme repère sensitif. Ce qui perturbera peut-être le public également, mais qui trouvera un sens pour chacun·e d’entre nous est le remplacement des nuits américaines initialement pensées pour les séquences oniriques avec Yannick par un bleu nous plongeant de façon sensorielle dans son intériorité, tout ce qu’il ne peut partager en mots avec le journaliste qui l’interviewe et Melrick. Ce procédé nous immerge alors dans une autre dimension et produit un moment de respiration pour le public entre deux fortes séquences. Les déambulations dans les lieux de la jeunesse de Yannick lui remémorent ce qu’il avait fui, suite à la tragédie en se réfugiant en métropole. Son corps se souvient, et ce sont aussi ces corps et visages noirs, invisibilisés de nos écrans qui s’inscrivent devant nous dans une volonté de les sortir de ces représentations malmenées les associant à la criminalité et la violence. Par l’absence de Lucas, sa présence est partout, même taggée sur les murs de la cité. Il n’est pas anodin qu’en braquant une caméra sur quelqu’un, le parallèle avec une arme est vite ressenti, et qu’il faut apporter un soin à ce qu’elle compagnonne avec les personnages tout au long de cette construction émotionnelle.

© Maxime Jean-Baptiste au Festival de Locarno
Auréolé d’une douzaine de Prix, le film fut récompensé au Festival de Locarno, dans la section Cineasti del presente dédiée au cinéma émergent, par le Prix spécial du Jury CINÉ+ et la Mention spéciale du Jury First Feature, lors de sa première mondiale. Ce qui le distingue et ce pourquoi, il devrait être encore plus salué est sa démarche consciente initiée par la fratrie Jean-Baptiste, Audrey (dont on découvrit son Fabulous à l’édition 2022 de Seytou Africa s’attachant aussi à un portrait haut en couleurs et tout aussi vulnérable de Lasseindra Ninja, icône incontournable du voguing) s’est de nouveau associée à Maxime dont c’est leur premier long-métrage ensemble, après une première collaboration sur le court-métrage « Écoutez le battement de nos images », et leur rapprochement de plus en plus signifiant avec la Guyane. Ils ont respectivement suivi des études en philosophie et arts pour l’un et en sciences sociales pour l’autre sur le continent européen. Le désir d’un cinéma familial naquit déjà autour du court-métrage de Maxime « Nou voix » en 2018 (à propos de « Jean Galmot, aventurier » d’Alain Maline dans lequel leur père avait été figurant). Marqués tout deux en 2012 par le décès de leur cousin Lucas, qui avait été relayé dans les médias jusqu’en métropole, l’idée de s’atteler à une autre figure familiale en film germa prudemment : il fallut près de 6 ans entre les repérages de 2018 à 2019, puis en 2021 la rencontre avec Yannick, un premier tournage en 2022. pour enfin un second tournage durant l’été 2023. Entre temps, la fabrication du film avec une production artisanale et légère se construisit sur des liens de confiance dans le cercle familial. Bien que cela suscita des interrogations au début, pour Audrey questionnant l’utilité de revenir sur cette tragédie, la nécessité de filmer pour la création d’un espace d’écoute, d’expressions, de libertés, et d’une tentative de réparation se fit sentir avec urgence. Nicole le comprit et accepta que Maxime s’en saisisse. Ce qu’ils avaient tous traversé de manière subjective pouvait résonner chez d’autres ayant connu le deuil, l’impuissance et l’incompréhension face à une perte subite et imprévisible. Audrey et Maxime collaborèrent à se trouver un terrain dans lequel le cinéma serait un outil de connaissance, qui en explorerait ses angles morts. Cela permit à chacun·e d’entrevoir son propre cheminement dans le deuil, la persistance des traumatismes et comment des personnages confrontés à ce faits divers passaient de la survie à la vie. On sent que leur cinéma est enrichi de leurs parcours universitaires, mais également traversé d’un grand respect pour ceux avec qu’ils écrivent et ce qu’ils filment. Un cinéma réflexif et réfléchi, pensé avec leurs sujets filmés, et dont l’écriture de séquences dans lesquelles ils sont projetés encadraient un moment où l’on n’oubliait pas que cela venait du réel, cette histoire était la leur et qu’ils en étaient les co-créateurs. Afin de trouver la bonne distance, plusieurs versions furent travaillées dont une incluant le point de vue des meurtriers, seulement ce qu’ils dégageaient dix ans après leur crime ne correspondait pas à la collaboration respectueuse recherchée, leurs comportements auraient heurté la famille et les proches de Lucas, et le pardon qui se profilait à l’issue de ces années de chagrin aurait échoué. Dès lors étaient circonscrites dans ce cadre des séquences fictionnelles écrites avec précaution et conscience avant de les tourner, en sachant pourquoi elles étaient filmées, sans dialogue écrit préalablement, mais dont les situations compliquées étaient connues en avance, et présentaient un moindre risque émotionnel et psychologique, chaque séquence était ainsi une facette de cette lente reconstruction collective et individuelle. On peut ne pas être d’accord avec cette façon de faire, mais se donner le temps d’y penser et d’œuvrer en ce sens apporte une éthique de travail qui gagne à être (re)connue quand il faut faire jouer et vivre des fragilités, douleurs et souffrances, pouvant affecter et impacter durablement les interprètes.

Nicole Diomar, la mère de Lucas Diomar et grand-mère de Melrick
Alors impossible réconciliation ? Il faut accepter de ne pas gagner sur tous les fronts, et d’être humbles avec cette matière mouvante et sensible que le cinéma capture. Ce qui fait la réussite de ce film est que l’on sort aussi des représentations genrées des femmes pacifistes et des hommes toxiques, en tirant le fil rouge avec Melrick, une transmission équivoque s’opère : sa joie d’apprendre le tambour et perpétuer cet art au sein de sa famille, puis les échanges entre Nicole et lui prenant en charge ce jeune garçon, sa compréhension de ce monde certes brutal, mais capable de sortir des modèles mortifères d’une virilité et masculinité malsaines. Grâce au propre parcours de Nicole qui chercha le pardon, Melrick s’aperçoit que la vengeance n’est pas une fatalité, et que son propre épanouissement dans la pratique du tambour lui donne une perspective pour lui-même, d’auto-réalisation, comme de multiples exemples occultés des médias. Dans ces cités il y a de la solidarité, l’entraide, l’affection, l’amitié, voire de l’amour donnant une force pouvant surmonter ce chaos. Kouté Vwa sort cette semaine en salles et vous autorise à rire car c’est ce qu’il y a à retenir de ce film prometteur et modeste : la vie fuse, coûte que coûte, l’espoir se fraie un chemin, n’importe où, même des évocations racoleuses des plus terribles jungles.
Bande annonce de Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste le 16 juillet au cinéma
L’invitation à l’écoute du film se prolonge avec le collectif Raízes Arrechas, batucada militante trans-lesbo-racisée : féministe, anti-raciste, décoloniale et anti-capitaliste, qui exceptionnellement joue en intérieur pour le festival. La salle vibre aux percussions à l’unisson de ces femmes chaleureuses et enthousiastes ayant concocté un répertoire en écho avec Kouté Vwa, c’est la magie de la jolie programmation de Seytou Africa, tissant des liens entre ses invité·e·s autour de thèmes nous concernant tout·e·s. En voici un extrait :
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