Comment peut-on parler d’amour sans se confronter à sa disparition ? Ce second long métrage de Kohei Igarashi (après Takara en 2018 et sa réalisation conjointe avec Damien Manivel) s’attaque frontalement à cette question, et contrecarre le classicisme chronologique de l’histoire amoureuse en nous projetant dans un émoi à rebours, la fin éclate avant le début, la mort avant l’amour, l’absence avant la naissance. Et de cette trivialité temporelle, Igarashi y confronte deux courants de pensée amoureuse, une première par le prisme du vivant et le personnage de Sano (la fugacité de l’amour perdu), puis une seconde par celui de la disparue sa femme Nagi (l’éternité par le souvenir). Et de cette dichotomie naîtra l’altérité, pleurer de se souvenir puis se souvenir pour ne plus pleurer.

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Sano revient sur les lieux de sa toute première rencontre avec sa défunte femme Nagi  disparue quelques mois plus tôt. La lumière est éteinte, l’hôtel de cette modique station balnéaire japonaise semble maudit, hanté par le fantôme de cet amour disparu, le soleil s’abandonne à la pénombre, la plage est désertée, les couloirs vides de l’hôtel en deviennent glaçants, la mort rôde (un homme s’effondre ventre à plat au milieu d’un spa abandonné, pris d’un infarctus). Tout pèse une tonne, le visage tuméfié par la douleur (et la bière qu’il s’enquille) de Sano se traine dans ce chemin de croix des souvenirs mortifères, chaque résurgence d’une anecdote est un coup de poignard en tord-boyau insoutenable (les cigarettes qu’elle fumait, la chanson qu’elle susurrait, la casquette qu’elle portait). De cette rage viscérale et mutique, Sano n’en fait rien, il maltraite son ami l’accompagnant, se déglingue ivre mort au sol, se morfond dans cette intolérable souffrance. Mais alors, pourquoi revenir ? Il y a clairement un désir de rédemption, de pénitence à revivre une dernière fois les souvenirs d’une première fois, mais Sano en est incapable, et Igarashi dans cet implacable et tortueux portrait impose avec véhémence le caractère volatile de l’amour : Nagi, cet amour, il n’y en a plus aucune trace (le restaurant a fermé, la casquette pas retrouvée, l’hôtel bientôt définitivement condamné).

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D’une brutale ellipse, c’est Nagi que l’on retrouve désormais dans l’hôtel, 5 ans plus tôt. De la vie en jaillit, la lumière rayonne, l’effervescence est palpable avec ce mariage dans le hall principal, la pesanteur laisse place à la légèreté, au hasard et l’improbabilité d’une première rencontre amoureuse. Nagi croise Sano, et la suite est écrite. En contrepoint de sa première partie, Igarashi va alors faire surgir le souvenir par la matérialité, cette fameuse casquette rouge en fil rouge ré-apparaitra, « Beyond the Sea » la reprise de Charles Trenet, cette chanson fredonnée par Nagi se contextualise sur une scène de l’hôtel, le restaurant abandonné reprend vie, la nuit n’est plus oubliée dans l’éthylisme mais devient immortelle par le souvenir d’un retour digne au petit matin, la vie a pris définitivement le pas sur la mort, les souvenirs émergent et jaillissent, ils imprègnent les lieux, les contaminent. La mémoire de cette genèse amoureuse en devient indélébile, l’amour évidemment immortel ; il n’y a plus de fin, mais un sens de l’éternel, celui qu’une histoire, qu’un amour, qu’importe sa disparition physique, marquera à jamais les lieux qu’ils l’ont accueilli. Jusqu’au brandissement final de la fameuse casquette rouge au firmament du souvenir indélébile. L’amour éphémère des débuts se temporalise, s’éternise, et devient alors un quelque chose, impalpable, dénué de projet, dépersonnalisé, un amour ici, et pour toujours, qui marquera les murs de cet hôtel, le sable de cette plage, le cœur de cette jeune vietnamienne rencontrée avant et après le drame.

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Fugace beauté que ce Super Happy Forever et cette confrontation fatale entre la finitude amoureuse et sa mémoire collective, la disparition se fracassant à l’intemporalité des souvenirs en nous rappelant avec charme que l’amour est bien immortel.

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