Certaines œuvres brillent par la trajectoire qu’elles empruntent, voyages intimes durant lesquels les péripéties semblent moins compter pour elles-même que pour les étapes successives qu’elles représentent à l’intérieur du récit, menant à l’aboutissement nécessaire et introspectif du trajet. The Unknown Country, premier film de la réalisatrice Morissa Maltz, fait partie de ce genre de fictions aussi fragiles que touchantes, tout entier focalisées sur la résolution d’un parcours aussi bien géographique qu’intérieur, et dont la teneur éminemment poétique produit une charge émotionnelle indéniable.
Tara (Lily Gladstone, définitivement l’une des meilleures actrices américaines contemporaines, pouvant exprimer avec un minimalisme radical toute la gamme possible des émotions) quitte nuitamment et dans le froid hivernal du Minessota le petit pavillon qu’elle habite, rejoignant en voiture la réserve amérindienne située à la frontière mexicaine et dont elle est originaire, tout ceci suite à la mort de sa grand-mère adorée. De diners en motels, elle atteint le lieu de vie de sa famille, retrouvant ses cousins et de leurs enfants, s’inscrivant tout à la fois dans la communauté dont elle est issue et dans une certaine forme de paysage d’une Amérique profonde qui n’est finalement qu’un certain reflet de la colonisation de ces Européens s’étant approprié la quasi-totalité du territoire aux dépens des Amérindiens originels. Pour toucher à ses racines et, ce faisant, se retrouver elle-même, Tara devra pousser encore le voyage vers la nudité des canyons et du désert, ceux-là même qui entourent sa grand-mère sur la seule photo d’elle un peu défraîchie que la jeune femme conserve précieusement comme ultime relique.

La joie du retour vers la communauté (L. Gladstone) (©Tous droits réservés)
Le trajet devient quête dans The Unknown Country, faisant de son personnage principal une âme errante recherchant une nouvelle existence après avoir perdu le dernier repère qui lui restait dans sa vie précédente (la grand-mère, donc). Morissa Maltz raconte une exhumation de soi par Tara, chaque étape permettant à cette jeune femme incomplète d’approcher la profondeur de ses origines, ceci avec le plus de pureté et de véracité possibles. Le choix appuyé de mêler étroitement le récit fictionnel et le dispositif documentaire participe de cette volonté de toucher au réel, ou plutôt à la quête de vérité d’une femme de sang amérindien devenue étrangère à elle-même du fait de son isolement vis-à-vis de sa famille et de la terre des ancêtres, et faisant des lieux et territoires traversés les jalons de cette redécouverte intime. Cette volonté de réel se trouve dans l’idée de créer une distribution faisant graviter autour d’une actrice professionnelle des non-professionnels incarnant leur propre rôle, donnant la part belle à ces derniers en leur permettant de témoigner sur leur parcours respectif et sur la vie telle qu’ils la considèrent dans le lieu dans lequel ils sont ancrés, que ce soit la vieille patronne du premier diner dans lequel se restaure Tara, le patron du motel dans lequel elle s’installe ou le mari de la cousine de Tara, obligé de travailler comme un forçat pour nourrir sa famille et payer son mariage. En injectant de la fiction dans le documentaire (ou du documentaire dans la fiction, qu’importe, tout ceci s’homogénéise naturellement), The Unknown Country n’est pas sans faire penser, de façon certes moins radicale et plus « classique », au cinéma du réalisateur québécois Denis Côté, et plus particulièrement à son tout premier film, Les Etats nordiques (2005), par sa façon de considérer le réel brut comme une ligne de fuite (littérale) dans un récit de fiction qui ne recèlerait, lui, aucune perspective.

Trajectoire et ligne de fuite (©Tous droits réservés)
Le film de Maltz n’est néanmoins pas sans défaut, le principal étant peut-être son manque de caractère, comme nous le dirions d’un mets trop peu relevé. The Unknown Country semble ne vouloir froisser personne bien que, ponctuellement, le film suspecte les dangers pour les minorités d’une Amérique en équilibre précaire, située dans cette funeste antichambre séparant les deux mandats de Donald Trump (il date de 2023 et a donc mis deux ans à parvenir sous nos yeux), que ce soit par les propos d’intervenants pas toujours très tolérants crachés par l’autoradio de Tara, ou encore par la peur que cette dernière ressent envers un homme au comportement louche après qu’elle a rempli son réservoir dans une station-service. Terrible à dire : à l’exception de ces signes discrets, le film de Morissa Maltz est trop doux. Revendiquant pourtant son perpétuel souci de réalisme, elle dresse le portrait d’une Amérique et plus particulièrement d’une réserve indienne s’avérant finalement assez éloigné de la réalité d’une Nation encore assaillie par l’inquiétude sous l’ère Biden. The Unknown Country fait un peu fi du caractère social inévitable de son projet, mettant au ban (ou presque) les difficultés de la vie des habitants des réserves, privilégiant la seule joie communautaire, qui existe bien entendu mais qui ne reflète la réalité que de façon parcellaire. Si le réalisme suppose nécessairement le point de vue de l’auteur, celui de Maltz semble cependant aveuglé par une sorte d’angélisme qui affaiblit la portée du tableau presque anthropologique qu’elle cherche à dépeindre.

Des acteurs non-professionnels (D. Shangreaux, J. Bearkiller Shangreaux, L. Bearkiller Shangreaux) (©Tous droits réservés)
A moins que la forme réaliste ne soit qu’un leurre visant à surligner la force utopique de la communauté amérindienne (et donc, par métonymie, de cette Nation américaine dont les natives sont les membres les plus anciens) et de faire de la finalité de la quête de Tara, le retour au territoire et aux origines dans ce qu’ils peuvent avoir de plus nus et sauvages (voir la dernière séquence du film), une sorte de félicité insurpassable ? Selon cette hypothèse, nous y revenons, c’est donc bel et bien la trajectoire de l’Humain vers la minéralité la plus archaïque, pré-historique, pré-civilisationnelle qui importe et intéresse principalement dans The Unknown Country. Le long métrage semble être le premier volet d’une petite saga se déroulant dans la réserve et, surtout, dans l’entourage de Tara ; un second film centré sur le très touchant personnage de Jazzy, la petite-cousine adolescente de la jeune femme, est tourné et en attente d’un distributeur. Question peut-être un peu rudement polémique : au regard de la démarche de Morissa Maltz, tout n’a-t-il pas été dit sur les personnages apparaissant dans ce premier film ? Nous espérons de tout cœur le découvrir dans les plus brefs délais, que ce soit par l’intermédiaire d’une sortie en salles ou grâce à UniversCiné, plateforme nous permettant aujourd’hui la découverte du travail d’une cinéaste dont on ne peut nier la bienveillante sincérité.
A découvrir sur la plateforme UniversCiné à partir du 16 juillet 2025.
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