Hamm : On n’est pas en train de… de… signifier quelques chose ?
Clov : Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est bonne !

Fin de partie, Samuel Beckett

Pas d’excuses réellement valables pour l’avoir raté lors de sa sortie salles (si ce n’est des sentiments mi-figues-mi-raisins de nos précédentes chroniques). Sorti aux premiers beaux jours de l’été en DVD et Bluray, il était temps pour nous de vérifier sur pièces si Réalité était bien pour Quentin Dupieux le film de la maturité prêt à ensoleiller votre retour aux affaires de Septembre. Verdict ?

« Why should I give a shit ? »

DJ-No reason est de retour : soit Jason Tantra (Alain Chabat), cameraman d’une émission culinaire dont le présentateur est pris d’un bizarre eczéma invisible, et qui trimballe dans sa grisaille son air ahuri et son scénario de TV aux ondes tueuses d’êtres humains. Bob Marshall (Jonathan Lambert), producteur glaçant et égotique, promet de lui donner les fonds nécessaires s’il respecte le deal : il a 48 heures pour trouver le cri de douleur absolu, celui qui apportera gloire et Oscars.

Tout cela pendant que Réalité, jeune fille habitant à la lisière de la forêt, trouve une K7 video au sein d’un sanglier tué par son père, et que son directeur d’école rêve qu’il se travestit en femme sur un véhicule de l’armée, en parlant à sa psy (Elodie Bouchez), elle-même femme de Jason, tandis que l’on découvre lors d’un screen-test que Réalité est en fait ou aussi un personnage de film tourné par un réalisateur qui travaille pour Bob et qui…

…Bref, on est chez Dupieux, pur jus. Pitch arty et catchy, qui fait toujours (et souvent à raison) craindre le pire lorsqu’il s’agit de dépasser la durée d’un court métrage. Et pourtant…

…pourtant quelque chose résiste. Eloigné dès les premières scènes des effets de manches à outrance de petit génie nombriliste, frisant jusqu’alors le ridicule tant il semblait vouloir se rassurer lui-même de faire du nonsense (ton policier a beau répéter « No reason » cent fois dans Rubber, Quentin, tes spectateurs pirandelliens sont pas là pour rien), quelque chose semble ici s’amorcer.

Un flottement étrange, une bizarre déréalité ouatée rappelant les plus belles heures du cinéma de la dépression (Safe, Magnolia, Short Cuts, etc), usant de la relative froideur des décors, des personnages lunaires et d’un découpage réduit au minimum de plans trop longs et de cadres immobiles, pour peu à peu offrir une profondeur inconnue et nouvelle. Celle d’un dévoilement et d’un dérangement intime, d’un malaise proche du désespoir.

REALITE 2 © Realitism Films (Copier)

A dream within a dream within a dream : c’est qu’à la différence par exemple d’un Inception pataud, Dupieux semble se tamponner comme de son premier final cut de l’explication de texte éclairant dans un dernier souffle le dérapage. Si l’exégèse est possible (et son côté ptit con un peu poseur a beau se lisser ici, il rôde tout de même par instants), elle se sacrifie sans complexe dans Réalité à l’idée de l’expérience du spectateur, invité à supprimer le rationnel (ce que des films « cerveaux » comme Inception ne quittent jamais en voulant tout expliciter) pour le sensoriel. Ce qui l’interésse et l’obsède, c’est la mise en place d’un système, d’une bizarrerie dans le tissu des choses qui vont en provoquer le dérapage, jusqu’à perdre pied avec cette réalité qui semble finalement n’exister nul part. Le deal est simple : toi+moi=on fait semblant de s’en fiche (du principe de réalité, de la narration, des clichés, du intellectuellement masturbationnable).

Et à partir de là, roule Camille (et les Chivers).

REALITE 4 © Realitism Films (Copier)

Méta, intra, discours et personnages diégétiques et extradiégétiques : la machine s’emballe et crachote, cahote, aplanissant les couches de perception et du temps, distordant la matière film et les thèmes dans un ballet lent qui finit par faire vaciller la narration filmique elle-même, usant des contrechamps comme sauts spatiaux, du montage pour faire se répéter une action qui vient d’avoir lieu à l’instant même, etc.

Dans ses glissements, c’est la première fois, peut-être, que son cinéma apparait si cohérent, faisant enfin de Réalité le précipité chimique de ses films précédents, du moins celui où son projet filmique se dévoile le plus clairement : celui de jouer avec les archétypes et clichés, principalement dans l’horizon américain (cinéma s’il en est à l’ossature entièrement archétypale), mais non pas pour les charger ou les moquer (ça c’est le rôle de la parodie, et l’étrangeté des films de Dupieux vient plutôt de leur inquiétant esprit de sérieux), mais plutôt de les rebattre à vide, comme un spectacle sur un plateau désert, et d’observer, en surchargeant progressivement la barque goutte à goutte, le délitement progressif du sens.

REALITE 6 © Realitism Films (Copier)

C’est en cela que, dans les bonus (plutôt chiches) du DVD, Jonathan Lambert se trompe : Réalité n’est pas une porte d’entrée douce vers l’univers de Dupieux, mais sa somme. La concrétisation enfin sincère des recherches formelles de ses précédents « essais », sa première épiphanie où se révèle l’horizon finalement très intime de son cinéma : celui d’un rapport anxieux au monde et au réel, cherchant et craignant tout à la fois le moment où perdre pied, comme Jason qui découvrira finalement au sein du désespoir le cri le plus honnête et le plus vrai. Un film de lutte, en somme, celle d’essayer de doucement dire « je ».

D’où ce film plus tout à fait drôle, ou d’un sourire cripsé, mais où suinte plus que jamais la folie et l’angoisse. Un premier sommet (certes imparfait, certes le petit film d’une colline alors qu’il reste encore tellement de montagnes) d’une œuvre encore assez jeune, mais qui nous laisse à espérer ce qui en sortira lorsqu’il abordera l’ubac, la face sombre, en regardant en face ses cauchemars intimes infuser dans l’ombre du désert californien.

Dvd et Blu-ray disponibles chez Diaphana edition

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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