Le cinéma de Quentin Dupieux était destiné à croiser l’art dalien, avec lequel il partage une sorte de vision du monde détraquée, imbriquant les uns dans les autres divers niveaux de réalité, enchâssant les temporalités au sein d’oeuvres-gigognes labyrinthiques, à l’absurdité agressive comme peut l’être l’esthétique surréaliste. De ce fait, Daaaaaalí !, avec ses six « a » et son point d’exclamation virevoltant, assume tout à la fois son caractère ludique de train-fantôme traversant l’oeuvre du peintre de Cadaquès avec force pirouettes et le portrait d’un artiste créateur d’images (mentales) et image lui-même, être metteur en scène de sa propre personne, publicitaire de son génie portant sur le devant de la scène sa fameuse moustache, sa faconde provocatrice et de ses visions oniriques faisant de son art une sorte de coupe de son Inconscient perturbé (« La seule différence entre un fou et moi, c’est que moi, je ne suis pas fou. » : seul un fou dirait cela !). Moins biopic qu’oeuvre irriguée par l’« excentricité concentrique » du peintre, mise en scène filmique de ses mises en scène picturales, Daaaaaali !s’avère boiteux, bancal, abritant finalement en son sein deux films très inégaux : un long métrage très réussi dans lequel Dupieux se révèle comme un filleul artistique de moins en moins caché et de plus en plus barbu du peintre, un autre complètement raté montrant par le dispositif métafilmique l’impossibilité même d’embrasser complètement le personnage Dalí, chantre du contrôle et de l’incontrôle.

Judith, double de Quentin Dupieux (A. Demoustier) (©Diaphana Distribution)

Dupieux se crée un avatar en ce personnage de Judith (Anaïs Demoustier), journaliste débutante cherchant à tout prix à s’entretenir avec le peintre ou, peut-être, avec le fantasme qu’elle s’en fait. D’abord rabrouée parce qu’elle travaille pour la presse écrite (donc sans caméras), elle prend contact avec un producteur versatile, Jérôme (Romain Duris), qui avance l’argent et le matériel pour se donner les moyens de capturer l’essence du maître. Sauf que de séquence de tournage en séquence de tournage, bien entendu, Dalí se dérobe comme son art s’est toujours dérobé face au réel, et comme lui-même s’est toujours dérobé face à sa logique. Ce versant du film manque sa cible en ce sens où Dupieux se trouve illustratif voire didactique comme il ne l’est usuellement jamais, anti-dalien au possible puisque totalement conventionnel (le passage obligé du plateau de tournage comme lieu sexualisé, avec cette maquilleuse tripotée par le peintre, séquence révélatrice de nos temps de dévoilements d’agissements aussi dégueulasses que répétés mais trop benoîtement explicite pour convaincre). L’échec de ce film dans le film se trouve expliqué dans ce qui est la moins bonne scène : Jérôme regarde les rushes du documentaire-reportage de Judith qui, n’ayant pu filmer Dalí, se filme elle-même, dans un geste aussi autocentré que désespéré. Si l’on met de côté la caricature du producteur colérique voyant s’envoler son argent dans un projet mal embarqué (Duris semble par ailleurs totalement en roue libre à ce moment-là du film, accentuant encore la dimension caricaturale de son personnage), Quentin Dupieux dresse un autoportrait aussi désabusé qu’énervant, créateur inapte à filmer son idole glissant comme une anguille et se transformant en nouveau Dali par sa façon de centrer l’image, donc le regard, sur un acte de mise en scène nécessairement nombriliste. Si des films comme Réalité (2014), le plus récent Yannick (2023) voire, précédemment, Le Daim (2019) ont prouvé que Dupieux pouvait être un excellent cinéaste théorique et réflexif, ils approchaient cependant la violence du travail de création de façon plus fine et moins directement explicite que dans ce passage un peu gênant.

Salvador Dalí , double de Quentin Dupieux (J. Cohen) (©Diaphana Distribution)

Le cinéaste se montre beaucoup plus agile lorsqu’il s’attache véritablement à la figure dalienne elle-même, qui dicte par son histrionisme intrinsèque la conduite d’un récit qui ne raconte rien d’autre que la diffraction opérant dans son art. Cet autre versant de Daaaaaali !<impressionne, lui, par sa virtuosité, mettant à l’inverse au ban toute velléité d’explication, ne cherchant qu’à perdre son spectateur dans les méandres d’une absurdité propre au maître espagnol dont Dupieux a clairement hérité. Remodelant la réalité à sa guise, le film épate clairement par sa manière de distordre les espaces et le temps par plusieurs biais : dilatation (la première apparition de Dalí à l’écran dans le couloir de l’hôtel où il rencontre Judith), effets de boucle générant un humour de répétition très efficace (les rêves enchâssés les uns dans les autres racontés par un ecclésiastique enthousiaste tué à l’envi, interprété par l’excellent Eric Naggar), multiplication des dispositifs spéculaires et des incarnations du peintre parfois au sein du même plan (Dalí se voyant vieux et en fauteuil roulant, doublé du point de vue du vieux Dalí se contemplant jeune dans un renversement de focalisation d’autant plus paradoxal que le personnage se regarde lui-même en différent, définition parfaite du reflet et de la peur qu’il renferme). La prolifération des acteurs interprétant le peintre avec une belle gourmandise s’avère une idée prodigieuse dans le sens où, justement, dans un monde où le réel ne peut exister, le corps lui-même compte moins que l’esprit dément qu’il abrite. Si l’on peut préférer tel ou tel acteur dans ce rôle (la demi-douzaine d’interprètes, comme autant de « a » dans le titre du film, sont Edouard Baer, Jonathan Cohen, Didier Flamand, Boris Gillot, Gilles Lellouche et Pio Marmaï), il s’avère que l’enveloppe compte finalement moins que le personnage Dalí, vorace hydre à six têtes avalant tout sur son passage, de la moindre tentative de récit qui, par essence, sera nécessairement contredite et mise en doute à une incarnation traditionnelle qu’elle vampirisera avec l’inconscience de la folie.

Salvador Dalí , double de Quentin Dupieux (E. Baer) (©Diaphana Distribution)

L’évocation de Salvador Dalí permet alors certainement à Quentin Dupieux de révérer l’épigone cinématographique du peintre qu’était Luis Buñuel, auquel le réalisateur de Daaaaaali !<rend hommage par le truchement de son compagnon artistique catalan (par ailleurs co-réalisateur d’Un chien andalou [1929]). Le film se dévoile en effet peu à peu comme une sorte de recréation de la dernière partie (française) de la carrière de Buñuel, de La Voie lactée (1969) à l’ultime Cet obscur objet du désir (1977), dont Dupieux reprend justement l’idée du personnage à interprètes multiples (Carole Bouquet et Ángela Molina y incarnant une Conchita bicéphale). Le réalisateur français reprend surtout la structure en forme de cadavre exquis qu’employait le cinéaste espagnol, empilant les séquences les unes sur les autres, sans lien autre que le détail d’un plan ou un personnage apparemment plus intrigant qu’un autre, créant une sorte de comique à froid parfois extrêmement brutal car parfaitement démotivé (la scène du sniper du Fantôme de la liberté [1974], déjà reprise dans Réalité, ici décalquée sous la forme d’un cowboy tueur récurrent de curés), confirmant le cousinage qu’on a pu laisser entendre entre les grands burlesques et les Surréalistes. Quentin Dupieux descend directement de cette esthétique de l’écriture automatique (ce qui lui permet certainement sa créativité stakhanoviste actuelle), jamais aussi flamboyante chez lui que lors des moments où elle ne cherche pas à être autre chose qu’un objet de pure théorie, qu’un exercice de style visant moins à observer et à penser le monde qu’à le remodeler à sa guise dans le seul but qu’il ne ressemble plus à rien de connu.

Salvador Dalí , double de Quentin Dupieux (P. Marmaï) (©Diaphana Distribution)

Objet étonnant, globalement réussi et parfois hilarant mais n’évitant pas toujours la lourdeur démonstrative dès lors que la figure dalienne ne lui permet pas de perdre le contrôle du récit, Daaaaaali ! est tout à la fois une considération agaçante et quelque peu prétentieuse des rapports du cinéaste au monde du cinéma, dans lequel les vrais artistes seront toujours, par essence et malgré leurs défauts, des génies incompris, et un regard attachant sur les origines de l’art et de l’esthétique de Dupieux, de plus en plus reconnaissable et réjouissante de film en film.

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A propos de Michaël Delavaud

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