1988, Karachi. Hannah (Melissa Leo), juive américaine fille d’un sénateur américain, a suivi son mari environnementaliste, Alistair (James Wilby) au Pakistan. Ils désespèrent d’avoir un enfant, jusqu’au jour où sa visite dans un sanctuaire d’eunuques de Gulab Shah, tenu par Shehzada (Zia Mohyeddin) lui apprend qu’ils auraient le pouvoir de guérir l’infertilité. Une seule condition, se convertir à l’Islam. Elle se lie d’amitié avec Kamal (Ronny Jhutti), un adolescent vivant lui aussi dans le sanctuaire, mais qui a conservé ses attributs virils. Pendant ce temps, Alistair se rapproche d’un peu trop près de la photographe pakistanaise Samira (Shabana Azmi) …

© Powerhouse films

De Blood Of Hussein (1980) à Infinite Justice  (2006, dans lequel un reporter américain est retenu en otage par des fondamentalistes islamistes contre la libération de prisonniers de Guantanamo) en passant par Seven Lucky Gods (2014), le cinéma de Jamil Dehlavi annonce une couleur toujours politique, en totale emprise sur la réalité contemporaine et les conflits géopolitiques, tout autant que le cinéma de Kathryn Bigelow. Il est dominé par cette obsession du conflit Occident-Islam, mais son regard est celui d’un homme aux multiples racines, pakistanaise, française, anglaise qui ne cesse d’interroger le rapport qu’elles entretiennent entre elles. Appréhender Immaculate Conception reste indissociable du contexte historique de son tournage et des années dans lesquelles Jamil Dehlavi situe son intrigue, une période particulièrement troublée du Pakistan. En 1988 le pays voit une grande montée de l’Islamisme menée par le chef de l’armée Zia-ul-Haq à l’origine du coup d’Etat de 1977 et qui dirige officieusement le pays. Benazir Bhutto, emprisonnée, constitue la principale opposante. Immaculate conception est donc traversé par cette sensation de chaos ; hanté par la tragédie d’un pays, tragédie passée, tragédie en cours, tragédie future. Il met en arrière-plan les faits réels, tel le crash non élucidé d’Zia-ul-Haq qui dans le film, précipite les événements. Y sont retranscrits la tragédie d’un pays et la sensation intime. Chaque image révèle son amour et son inquiétude face à ces espoirs déçus d’une démocratie impossible à s’installer, notamment après l’élection de Benazir Bhutto en 1988 avant qu’elle soit démise de ses fonctions. Il est évidemment troublant pour un spectateur de 2019 de voir combien le cinéaste évoque la montée du fondamentalisme, au point que le film s’achève d’ailleurs sur une menace grandissante à l’égard des occidentaux, et des actes terroristes à leur encontre. Jamil Dehlavin’avait pas imaginé l’assassinat de Benazir Bhutto – sans lequel le film n’aurait peut-être pas pu voir le jour – mais se révèle prophétique des années qui suivirent. Rien d’étonnant à ce que Jamil Dehlavi évoque Les Versets sataniques de Salman Rushdie, et la charia qui lui fut destinée, comme si lui, artiste franco-pakistanais vivant en Grande-Bretagne s’inscrivait dans cette veine libre et rebelle.

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Le choc des civilisations est au centre du cinéma de Jamil Dehlavi qui développe ici les thèmes déjà abordés dans Born Of Fire (1987), mais ne s’autorisant plus cette fois l’implantation de la légende, de la féérie. Immaculate Conception fleure bon la démystification et l’ironie dès son titre, dénonçant l’imposture universelle. Le dialogue interculturel n’aura pas lieu. Immaculate conception fait le récit d’un échec.

Jamil Dehlavi utilise bon nombre de poncifs et préjugés tenaces du cinéma anglo-saxon pour mieux les prendre à revers : le désir qu’ont certains couples fascinés de renouer avec la spiritualité, de prendre contact avec la culture d’Extrême-Orient pour se ressourcer, retrouver son équilibre, s’élever en quelque sorte. Se métamorphoser. On pense évidemment à des œuvres comme Un thé au Sahara ou Out Of Africa exaltant la beauté des contrées lointaines ou à d’autres films à la saveur exotique, d’appel à la fuite de la société occidentale dans cet horizon de l’ailleurs, l’Inde devenant régulièrement la destination idéale, à l’instar de la mode du bouddhisme et des spiritualités orientales en Occident. Jamil Dehlavi imite ces intrigues en reprenant le stéréotype du couple de colons dont l’un est désespérément rationnel et l’autre ouverte à l’ensorcellement de cette contrée, qui « croit aux miracles ». Mais en très peu de temps il dénonce ces archétypes comme des leurres et des utopies, se refusant d’ailleurs à toute couleur locale. Immaculate conception brille par son souci de naturalisme et d’authenticité, qui n’exclut pas l’envoûtement, tout en baladant quelque temps le spectateur pour le faire un peu douter du réel et jouer avec ses croyances.

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D’autant que le film se révèle extrêmement soigné visuellement, auréolé d’une très belle photo vaporeuse de Nic Knowland (The Duke of Burgundy), qui exploite toute la sensualité de l’univers dans lequel les héros sont immergés. Car Immaculate conception, à l’atmosphère régulièrement érotique, parle librement de la sexualité, et de la manière dont un couple, justement, pense pouvoir soigner la maladie de son infertilité par des rites païens. Soigner la maladie citadine occidentale par le rêve de l’Orient. Réel envoûtement du pays, efficacité des drogues ou auto-suggestion : Hannah et Alistair retrouvent donc une verve charnelle impressionnante au contact de ces eunuques !

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A l’origine, Jamil Dehlavi devait réaliser un documentaire au Pakistan sur les eunuques :  tellement fasciné par cet univers, il préféra écrire cette fiction et la tourner sur place. Il retranscrit donc cette fascination, le rythme de la transe, la beauté de ces visages d’hommes féminins, au point qu’il opère une vraie magie dans plusieurs séquences. Le regard de Jamil Dehlavi, en avance sur son temps, frappe par sa modernité lorsqu’il saisit la beauté de la transsexualité, déroutante et majestueuse. Le propos est bien plus subversif qu’une simple retranscription ou métamorphose esthétique du réel. Il s’interroge avec virulence sur la foi, renvoyant dos à dos pouvoirs magiques, superstitions et dogmes, tous apparentés à des impostures. Qu’est le magicien Shehzada sinon un usurpateur un peu proxénète qui drogue des touristes crédules et des couples en faisant féconder des jeunes femmes – au mari stérile – par des adolescents de seize ans ? Jamil Dehlavi brise les tabous, installe le malaise par sa dénonciation. Un tel film, difficile à imaginer aujourd’hui, provoquerait probablement le scandale et la colère des ligues religieuses. Et lorsqu’un personnage déclare « Mais croyez-vous à ces rites ? », la réponse est sans appel : « Autant qu’à votre immaculée conception » ! Le cinéaste montre donc d’un côté les représentants d’un christianisme ou judaïsme à l’américaine identifié à des privilégiés, des diplomates conquérants. De l’autre, il traduit la montée du radicalisme islamiste. La tension imprègne le film au sens propre puisque la première Guerre du Golfe de Saddam Hussein s’est déclarée en plein tournage et que la peur y est palpable. L’équipe avoue avoir senti le danger, la présence occidentale se révélant de plus en plus malvenue. Immaculate Conception, sans être ouvertement provocateur, baigne dans une dérision aux confins de la misanthropie. Le cinéaste y semble ne plus croire à grand-chose et surtout pas à la croyance elle-même. Il est tentant de lui prêter les propos du grand-père de Samira vis-à-vis de la religion :

Ce pays est né sous de faux prétextes. La religion ne crée jamais de nations, elle ne crée que des problèmes.

Le traitement des personnages est plutôt subtil et évite le manichéisme concernant les indiens. Chacun semble avoir ses raisons, et légitimer ses actes par des règles de survie. Shehzada a beau être un charlatan, il est le représentant d’une communauté de réprouvés et tente de leur offrir refuge. Parmi eux, le pathétique Kamal voit l’Amérique comme un Eden. Il tombe amoureux d’Hannah qui ne sait pas qu’elle porte son enfant e voit en elle la voie de la liberté, de l’évasion. Jamil Dehlavi fait en quelque sorte de Kamal un symptôme des ravages du capitalisme, de ce fameux « rêve américain » dont se bercent tous les déshérités :

– Seul Dieu nous conduira vers la terre promise.
– Où est la terre promise ?
– Que voulez-vous dire ? L’Amérique ! J’aime l’Amérique ! Vous voyez, au Pakistan, beaucoup de gens ont des armes. Mais ils le font pour la politique. En Amérique, ils sont intelligents. Ils le font pour de l’argent.

En revanche (même s’il était probablement difficile de les illustrer autrement) tous les représentants de la diplomatie américaine sont horripilants, et l’on peut supposer que le cinéaste y retranscrit – sans subtilité – sa propre répulsion.

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Immaculate conception passionne moins par son inventivité formelle, finalement limitée, que par ce qu’il dégage, révèle, sa réelle dimension politique et son incroyable prise sur l’Histoire vécue au présent. En effet, le film se révèle passionnant dans sa première partie, en particulier toute la découverte du cercle des eunuques, ce climat déroutant, flottant, de transe qui épouse les battements de cœur d’un pays avec un vrai sens du rythme, mais ne tient pas ses promesses jusqu’au bout. Passé l’annonce de la grossesse de l’héroïne, le récit a tendance à tirer à la ligne et se perdre dans des intrigues convenues et des dialogues plus démonstratifs – tromperie avec la photographe pakistanaise, scènes de ménage un peu hystériques, et curieusement oublier son ambition esthétique. Peut-être que les événements en cours de tournage n’ont pas aidé à la finalisation du film. Les interprètes sont convaincants, en particulier féminins, Melissa Leo toute jeune et Shabana Azmi et le totalement fascinant et bouleversant Zia Mohyeddin dans le rôle de Shehzada avec son inexprimable douleur cachée sous son sourire et son maquillage.

Immaculate Conception est certes – un peu comme tout le reste du cinéma de Jamil Dehlavi, d’ailleurs – une œuvre un peu bancale mais surprenante dans son propos et ses éclairs de beauté mystérieuse. Et tellement hantée par le chaos du présent que son désenchantement, cette désillusion comme source d’inspiration, l’emporte très largement sur ses imperfections.

Présenté pour la première fois en blu-ray, Immaculate Conception bénéficie d’une nouvelle restauration 2k à partir du négatif original, sous la supervision du réalisateur et du directeur photo. La copie est donc superbe. Pour ce qui est des suppléments, nous sont proposés des interviews de Jamil Dehlavi (Saints and Sinners, 2019, 6 mins), du directeur photo Nic Knowland (Exotic Warmth, 2019, 17 mins), des acteurs James Wilby (A Dangerous Picture, 2019, 20 mins), Ronny Jhutti (Leap of Faith, 2019, 22 mins). Tous reviennent sur leur expérience sur le film à la fois lié à leur travail et au souvenir d’un contexte historique chaotique. Le livret de 28 pages comprend une très intéressante analyse du film par Naman Ramachandran évoquant notamment la manière dont le cinéaste interroge la foi et l’Histoire en marche. Suivent un texte de Jeff Billington sur Nic Knowland, d’autres propos de Jamil Dehlavi au sujet de son film – qui reste son préféré. Et pour finir : la traditionnelle revue de presse. Une très belle édition, donc pour découvrir ce Immaculate conception, riche et complexe, qui permettra peut-être à l’oeuvre particulière de Jamil Dehlavi d’être un peu plus connue du grand public.

Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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