Film anglais réalisé en 1986 (1) par le cinéaste pakistanais Jamil Dehlavi, Born Of Fire appartient à une frange du cinéma fantastique que l’on pourrait qualifier de mystique, de cosmique, voire ésotérique, et dans lequel la confrontation de la culture occidentale avec d’autres spiritualités, plus exotiques, parfois plus païennes, nous éloigne régulièrement de l’hégémonie du christianisme. De ce dépaysement, de cette aspiration vers l’inconnu naissent le mystère, la fascination, comme l’impression qu’une porte s’ouvre sur un univers dont nous ne détenons pas les clés. Place alors à l’imagination débridée, à la sensation que le sol se dérobe sous nos pieds et que l’appel au sens logique, au rationnel usuel ne nous sera d’aucune aide. Dans ce nouveau territoire les traditions et les règles ne sont pas les mêmes. Peter Weir a signé deux chefs-d’œuvre à la fois solaires et apocalyptiques nourris à la culture aborigène avec La Dernière Vague et Picnic at Hanging Rock. Ken Russel accompagné de Paddy Chayefsky conduira son héros anthropologue vers les origines de l’humanité dans l’incroyable et psychédélique Altered States. L’irruption des loups dans New York du bouleversant Wolfen de Michael Wadleigh s’apparente également à cette veine. La montagne sacrée d’Alejandro Jodorowsky joue énormément sur cet appel de l’autre monde. Ces films de « contact » nous ramènent à des temps originels, tout autant par le déplacement spatial – nous allons voyager – que par un apprentissage intérieur. Born Of Fire hérite de cette approche d’un surnaturel allégorique et contemplatif, où les interventions de l’extraordinaire se mêlent souvent aux manifestations des astres. Jamil Dehlavi se lance sur cet ambitieux terrain, et malgré la beauté des intentions et du résultat, il n’égale pas tout à fait ses modèles. Il lui manque sans doute ce petit grain de génie qui nous emporterait pleinement, le rythme est parfois un peu languissant et sa mise en scène est sans doute un peu trop sage, trop retenue, alors qu’elle appelait à plus de démesure. Qui sait, Jamil Dehlavi n’a peut-être pas assez pris de psychotropes (contrairement à Ken Russel ou Alejandro Jodorowsky) pour nous livrer une totale expérience hallucinogène, mais tel qu’il est, le film demeure une belle expérience poétique, et totalement singulière, un exemple de cinéma totalement autre, qui se soucie peu d’être naïf et de se soumettre aux règles.

© Powerhouse films

Comme dans La dernière vague, le cinéaste invite le surnaturel en pleine ville, un cadre réaliste qui va être bouleversé, ainsi qu’une dimension cosmique où l’intervention de la magie joue sur l’ordre du monde, les planètes, les catastrophes naturelles. Paul, un joueur de flûte traversière se voit parcouru en plein concert de visions et d’interférences, alors qu’une mystérieuse inconnue – dont nous ne saurons jamais le nom – vient de pénétrer dans la salle. Il est contraint de s’arrêter, et la femme vient lui apprendre les raisons de cette illusion. Un magicien maléfique use de sa flûte magique pour l’ensorceler et le conduire vers l’abîme. C’est le même qui conduisit son père (lui aussi musicien) à sa perte en Turquie. Alors qu’un volcan entre en éruption à l’endroit exact où son père disparut, Paul Bergson doit se rendre à tout prix sur les lieux pour comprendre et lever sa propre malédiction. Comme on peut le percevoir dès le synopsis, Born Of Fire retrouve la quintessence du conte (2), mettant en scène la lutte millénaire et immuable du bien et du mal.

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Mais le cinéaste cherche à organiser son œuvre comme un lieu de divagations où l’arrivée dans le pays inconnu constitue le passage vers une autre dimension, où le délire finit par aspirer la réalité. Le héros doit se libérer de sa logique de citadin occidental, accepter qu’il ne pourra plus se fier au palpable, à l’existant pour se protéger. Libéré de ses convictions, il fait l’apprentissage d’un nouveau monde, d’une harmonie universelle dont il n’avait pas connaissance auparavant. Il est d’ailleurs très intéressant que Jamil Dehlavi ne fasse pas de Paul Bergson un sceptique, contrairement à la plupart des héros de cinéma de genre. Il accepte d’emblée sa mission, met en péril sa croyance au profit de son ressenti, son émotion spontanée. Il a foi en ce qu’il v(o)it. Il luttera donc contre ce demi-homme qui n’est autre que le Diable – Iblis dans son incarnation musulmane, croira au danger de ces rites inédits. À ce titre, Born Of Fire constitue un très beau film initiatique dans lequel l’individu semble peu à peu prendre conscience de sa nature profonde, comme partie du grand Tout. Commence alors entre les deux une lutte symbolique, élémentaire, entre l’eau (le bien) et le feu (le diable) où Paul côtoiera le gouffre, entouré de divinités ambiguës et notamment de « la femme » dont on ne sait si elle est humaine ou djinn, protectrice ou susceptible de le conduire à sa perte.

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Bien que souvent maladroit (notamment dans une direction d’acteurs un peu approximative) Born of Fire reste une superbe invitation au voyage, comprenant son lot de rêves vaporeux et d’apparitions.  La présence magistrale de Nabil Shaban en enfant maudit malformé devenu adulte, comme sorti du Freaks de Tod Browning, apporte une touche d’émotion indéniable qui trouvera son acmé dans sa douleur et ses pleurs. La narration finit d’ailleurs par prendre la forme du songe, peuplée de visions ébahies et de rituels, qu’un montage qui n’est pas sans rappeler Nicolas Roeg disloque comme pour mieux s’approcher du chaos. Paul est hanté par ce cauchemar dans lequel il voit la compagne de son père sacrifiée par la foule et précipitée dans le vide. Les fragments se reconstituent au fur et à mesure de son séjour. Le réalisateur tire pleinement partie de son incroyablement décor et notamment des tuffières de Pamukkale (qui pourrait se traduire par « forteresse de coton »), piscines naturelles de pierres blanches, en cascade, en étages ruisselants, comme de la neige de pierre pétrifiée, d’où le réalisateur laissera s’écouler un flux sanguin quasi menstruel.

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Le lieu envoûtant, au fantastique créé de toutes pièces par la force élémentaire – volcans et tremblements de terre – ressemble à celui d’une autre planète. Il inspire à Jamil Dehlavi un flottement permanent, une atmosphère magnétique qui renvoie directement au cinéma hypnotisant de Werner Herzog. Tourné essentiellement dans la Cappadoce (et particulièrement dans la vallée des Moines), région turque semi-aride au centre de l’Anatolie, Born Of Fire exploite des lieux hantés qui se substituent au décorum gothique, avec ses cheminées de fées, ses grottes rougeoyantes, ses maisons troglodytes, cités et églises rupestres creusées dans la paroi, utilisées comme refuges par les premiers chrétiens. Construits à même la roche, ces lieux de cultes enfouis, avec leurs fresques christiques troublantes, apparaissent comme un asile protecteur illusoire pour le héros. Cette recherche du syncrétisme spirituel fait sans doute partie de ce qu’il y a de plus intéressant dans Born Of Fire, qui prend le parti d’immerger avec authenticité au cœur de l’Islam, en citant régulièrement le Coran, sans couleur locale. Ici, le Sacré règne. Jamil Dehlavi met en scène un monde dans lequel religion et mythologie fantastique, en totale osmose, ne font qu’une, où le Diable est un maître de musique qui cherche à attirer les âmes vers ses enfers. Comme la mélodie lancinante parvint au-delà des frontières aux oreilles du flûtiste, ce film précieux est arrivé jusqu’à nous.

Indicator – Powerhouse films nous propose une édition à l’image somptueuse et qui plus est, riche en suppléments dont le plus important reste indéniablement  Qâf – The Sacred Mountain (1985, 27 mins) documentaire poétique filmé durant le tournage de Born Of Fire. Avec la musique de Tangerine Dream et de Popol Vuh (qui reprend notamment la musique de la séquence d’ouverture de Nosferatu de Werner Herzog), Qâf s’apparente aux expérimentations artistiques de Godfrey Reggio sur sa trilogie des Qatsi, mais également aux moments les plus envoûtants du Tree Of Live de Malick. Le paysage de pierres, de laves en fusion devient totalement abstrait, fabuleux, flux brûlant et liquide et grise le spectateur dont l’esprit s’envole littéralement.  Playing with Fire (2018, 18 mins) propose un interview exclusif avec Jamil Dehlavi qui revient sur l’élaboration des deux films.  Dans The Silent One Speaks (2018, 35 mins), le fascinant Nabil Shaban se souvient de son expérience sur le film, tout comme Peter Firth dans un Interview accordé en 2009 à l’occasion de la sortie du film chez Mondo Macabro. Enfin Colin Towns, compositeur notamment de la sublime musique de Full Circle de Richard Loncraine, évoque sa collaboration sur le film dans In Another World (2018, 17 mins). Le trailer US, une galerie d’archives complète les bonus, ainsi qu’un jeu de photos de tournages issues de la collection personnelle de Nabil Shaban qui nous permettent d’admirer la splendeur de la Cappadoce. Enfin, le livret constitue comme toujours chez Powerhouse, le plus indispensable, bourré de textes passionnants de Dr Ali Nobil Ahmad, Raficq Abdulla, and Nabil Shaban, ainsi que des extraits des critiques de l’époque.  Magnifique travail que celui effectué par l’éditeur.

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(1) – Inédit en France, Born of Fire fut néanmoins présenté au Festival du film fantastique d’Avoriaz en 1987, année particulièrement riche puisque concouraient notamment Blue Velvet de David Lynch, L’Amie mortelle de Wes Craven, Gothic de Ken Russel, La Mouche de David Cronenberg, Bloody Bird de Michele Soavi, From Beyond de Stuart Gordon ou encore Street Trash de Jim Muro. Quelle fabuleuse époque !

(2) – On pourrait réfléchir longuement sur l’apport de la tradition littéraire du conte au cinéma fantastique mélancolique et onirique. A ce titre, Born Of Fire est assez comparable au film de Peter Del Monte, Etoile (1988), à l’univers proche des récits de Théophile Gautier, et dans lequel la musique tient aussi une grande place.

Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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