Rimini Éditions réédite le DVD de Un, Deux, Trois (1961), qui prend place entre La Garçonnière (1960) et Irma la Douce (1963). Un, Deux, Trois s’inscrit dans la savoureuse lignée des screwball comedies[1] dont Billy Wilder a le secret pour régaler le spectateur. L’action se déroule en 1961 à Berlin, où le dirigeant de la succursale allemande de Coca-Cola, R. C. MacNamara, est chargé par le patron de la firme d’Atlanta, Wandell P. Hazeltine, d’obtenir des parts de marché en Union soviétique. Dans l’attente d’une promotion juteuse au siège européen de la marque situé à Londres, MacNamara se démène en négociations, quand son chef lui demande de veiller sur sa fille Scarlett Hazeltine, qui s’apprête à poser ses bagages à Berlin-Ouest. Or, la jeune femme s’éprend d’Otto Piffl, un étudiant communiste de Berlin-Est, ce qui contrarie grandement les projets d’ascension de MacNamara. Il se met donc en tête de transformer en quelques heures un fougueux membre du Parti en capitaliste aguerri. Mais les obstacles ne se font pas attendre.

 

Coca-Cola contre Sputnik

L’intrigue se situe principalement dans les bureaux de la Coca-Cola Compagny de Berlin-Ouest, où le frénétique MacNamara (James Cagney) prend l’ascenseur pour gravir un seul étage, tandis que son liftier monte les escaliers au pas de course pour lui ouvrir la porte. Cette exposition n’est pas sans rappeler celle de La Garçonnière, dont le décor est la miniature. Le réalisateur porte le même regard critique sur les ambitieux, sauf qu’ici il complète sa satire sociale par une charge contre les communistes et les nazis. En effet, Wilder s’amuse à singer les mœurs d’un pays qui n’a pas tout à fait digéré son histoire récente, en faisant surgir le refoulé du nazisme dans la langue allemande et les bruits de bottes. Car MacNamara règne en maître sur des employés au garde-à-vous et pas encore totalement dénazifiés. Le sarcasme fonctionne bien, les gags s’enchaînant sur un mode répétitif qui réifie les personnages. Pendant de cette mécanique humaine, la boîte à coucou du bureau de MacNamara, qui donne l’heure sur la mélodie patriotique de « Yankee Doodle » et qui constituera un magnifique MacGuffin transitant d’ouest en est, au gré des péripéties.

 

Capture d’écran, DR ©Rimini Éditions

 

Alors que Coca-Cola a la dent dure, si l’on peut dire, Sputnik et Cap Canaveral s’invitent à la table des négociations, sur fond de conquête de l’espace. La Guerre froide déploie sa géopolitique offensive dans les discours mégalomanes des protagonistes, nourrie par des situations insolites qui atténuent le climat anxiogène de cette période. Mais cette humaine comédie ne nous éloigne guère de la gravité politique, bien au contraire. Wilder est un homme lucide et conscient des enjeux de son époque, qui cherche justement à éclairer le spectateur sur les impasses des idéologies, en en pointant le ridicule. Wilder signe donc une satire politique à la fois du capitalisme triomphant et du communisme exalté, à travers la confrontation des deux blocs hégémoniques de l’après Seconde Guerre dans la ville hautement symbolique de Berlin. Quelques mois avant que ne tombe le rideau de fer, Wilder pressentait-il l’imminence de la crise qui allait ébranler le monde ? Il écrit sa comédie sur le fil des tensions qui opposent les deux puissances, collant à la réalité politique du moment et dans l’intention de tourner en dérision la rhétorique respective des deux parties.

Capture d’écran, DR ©Rimini Éditions

 

Les Marx Brothers chez Ferenc Molnár

Avec l’aide de son fidèle collaborateur I.A.L. Diamond (Certains l’aiment chaud, La Garçonnière), Wilder a adapté son scénario d’une pièce du Hongrois Ferenc Molnár. La pièce se déroule dans les années 1930 à Paris, mais les scénaristes délocalisent l’intrigue et changent la quasi-totalité des lignes de dialogues, si bien qu’ils ne gardent de la pièce originale que le thème de l’ascension sociale et de la transformation d’un gendre communiste en fervent capitaliste. Wilder rencontra beaucoup de problèmes pour terminer son film, non seulement car les autorisations lui furent retirées par Berlin-Est en plein milieu du tournage, ce qui l’obligea à reconstituer les décors en extérieur, mais aussi parce que cette décision fit exploser le budget du film. Les crispations politiques étaient telles que le film fut d’ailleurs interdit à sa sortie en Norvège, par crainte d’accroissement des tensions. Étaient-ce là les raisons d’un échec commercial ? Il est en effet difficilement compréhensible qu’une comédie aussi rythmée que truculente fût autant boudée. Pour sauver son poste et se montrer à la hauteur de ses ambitions, MacNamara use en effet de stratagèmes qui font le sel de la comédie à rebondissements. Il est non seulement question de démarier, puis de remarier le couple Scarlett-Otto, mais aussi de transformer le prolétaire idéaliste en digne gendre de Hazeltine, et donc de lui apprendre les bonnes manières et de lui fournir une panoplie de comte.

Les processus de travestissement, qui ne sont pas sans rappeler l’extravagant Certains l’aiment chaud, alimentent un comique de situation trépidant. Les personnages sont tous virevoltants et expressifs, à la fois caricaturaux et touchants. Le rôle de MacNamara était un défi pour James Cagney, dont c’est l’une des dernières apparitions à l’écran (il accepte de tourner vingt ans plus tard dans Ragtime de Milós Forman). En effet, le patron de la filiale allemande débite les répliques à un rythme étourdissant et sur un ton impétueux, laissant parfois le spectateur sur le bord de la route. Dans le petit bureau de MacNamara, l’enchaînement des entrées et sorties imprime à l’action un caractère vaudevillesque, amplifié par une superposition de crises conjugales qui pimentent la narration. Si MacNamara aime à s’acoquiner avec Ingeborg (Liselotte Pulver), sa pétulante secrétaire aux airs de Marilyn Monroe, c’est sans compter sa caustique épouse, qui n’est pas à une saillie près. D’autre part, l’irruption de Scarlett (Pamela Tiffin) dans les bureaux de Coca-Cola fait savoureusement verser l’intrigue politique dans la comédie galante. Les pulsions érotiques débordent ainsi les échanges diplomatiques est-ouest, donnant lieu à de burlesques quiproquos et travestissements, au gré des franchissements impromptus de la Porte de Brandebourg.

 

Capture d’écran, DR ©Rimini Éditions

 

Avec sa liberté de ton coutumière, Wilder se moque de la bienséance qui voudrait qu’en période de crise politique on optât pour la retenue et la circonspection. Il décide bien au contraire de mettre en avant les défauts humains, à savoir que chacun cherche la sauvegarde de ses intérêts, quelles que soient ses idées. On voit ainsi un apparatchik passer à l’ouest, un journaliste crapuleux, une secrétaire vénale, une jeune femme hystérique cherchant à concilier son nouvel idéal communiste à son goût pour le luxe, un patron ambitieux et un communiste qui en quelques heures, bien malgré lui, assimile parfaitement la rhétorique capitaliste. S’il sait égratigner efficacement le vernis social, Wilder porte une affection sincère à l’humain, et Un, Deux, Trois, par son humour, ne le dément pas.

États-Unis, 1961, 1h24.

[1]La screwball comedy, « comédie absurde » ou « loufoque », dont le modèle est né à Hollywood dans les années 1930, repose sur un comique de situation et de mœurs et a pour objet la dispute conjugale, le divorce, le remariage, etc. Les personnages se démarquent par leur caractère bien trempé, voire leur exubérance, qui sont également source de comique.

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