Olivier Ducastel et Jacques Martineau- « Jeanne et le garçon formidable ».

Jeanne et le garçon formidable: tout est dit dans le titre à double entente et son adjectif polysémique: l’histoire d’amour qui emporte, le côté bluette surannée ( qui dit encore “formidable »en 1998, bien avant Stromae? ), la peur, le désarroi, la mort. Jeanne, une jeune standardiste toujours pressée, toujours en retard, qui virevolte entre de nombreux amants, s’éprend d’Olivier. Il est, elle le sait, l’homme de sa vie. Mais voilà: il va bientôt mourir.

Les choix d’Olivier Ducastel et de Jacques Martineau, dont c’était le premier film, sont d’une folle audace. Jeanne est une héroïne solaire, qu’aucun discours moralisateur n’arrête dans l’innocente impétuosité de ses désirs. Le portrait de cette jeune femme libre est d’une radicale modernité; Virginie Ledoyen, toute en grâce et détermination, incarne magnifiquement cette force qui va. Le jeune homme dont elle s’éprend (Mathieu Demy), dans une exquise  “meet cute scene” digne des meilleures comédies romantiques, est un ancien drogué, qui se sait condamné: il est séropositif. Ni la confiance naïve de Jeanne dans un amour qui serait plus fort que la mort, ni le soutien indéfectible de François, un ami homosexuel engagé dans les luttes d’Act Up mais fondamentalement désabusé ( quel bonheur de voir Jacques Bonaffé dans ce rôle, acteur rare qui déploie ici des trésors de justesse et d’élégance! ) ne lui éviteront la mort dans la solitude du réprouvé. 

En 1998, le cinéma, contrairement à la littérature, s’est encore peu emparé du thème du  sida avec une telle radicalité dans le propos, à l’exception d’Encore ( Vecchiali, 1987) et des Nuits fauves (1992). Ici sont abordées frontalement les questions de la toxicomanie ou de l’homosexualité, tout comme celles de la solitude et des défaillances d’un Etat plus policier que compassionnel ( “C’est la faute à Pasqua, c’est la faute à Cresson”). Mais le coup de génie est d’avoir enveloppé tout cela dans les atours acidulés de la comédie musicale, un genre tombé en désuétude au moment de la réalisation du film. D’autant que le parti pris est celui d’un hommage à Jacques Demy, mort du sida 8 ans plus tôt, et dont le fils incarne le héros tragique de l’histoire. 

Le choix de la comédie musicale peut sembler a priori contre-intuitif pour aborder une contemporanéité aussi tragique, tant le genre semble par nature décalé et hétérotopique. Ducastel et Martineau le savent bien, qui ne reculent pas devant une ringardise assumée. La meilleure preuve en est la chanson du “Petit-déjeuner au lit”, où les deux amoureux échangent des propos aussi triviaux que “Tu préfères beurre ou confiture? / Je préfère autant nature”, bientôt suivis d’un “passe-moi le sucre, c’est trop amer”, qui fait écho au facétieux “passe-moi le sel” de Demy. 

Le film est éminemment référentiel. De nombreux échos sonores aux partitions de Legrand se font entendre; chorégraphies, couleurs et décors sont autant de clins d’oeil aux Parapluies de Cherbourg ou aux Demoiselles de Rochefort. Nombre de scènes fonctionnent comme de petites madeleines de Proust pour le spectateur. La première chanson de Jeanne, qui sait qu’elle rencontrera son “idéal” masculin, est une réécriture des chansons bien connues des Demoiselles. Cependant, au fil du récit apparaissent aussi les fantômes plus ombrageux de Welles, Truffaut ou même de Palma.

 

La surface ludique, nostalgique et colorée est comme fissurée pour laisser entrer des éclats plus sombres et désenchantés. Même écart avec le motif du croisement, emprunté à Demy: dans Les Demoiselles de Rochefort, Maxence et Delphine ne cessent de se croiser. In extremis, la rencontre survient. Dans Jeanne et le garçon formidable, Jeanne et Francois se retrouvent dans une configuration semblable: tous deux se connaissent;  ils gravitent autour d’Olivier, fréquentant tour à tour les mêmes lieux : manifs d’art Up, hôpital, cimetière. Mais jamais ils ne sauront qu’ils pleurent le même être cher, chacun étant voué à vivre sa peine dans la solitude.

Ainsi le film évolue-t-il sans cesse sur une ligne de crête entre légèreté et gravité, élan vital et menace de mort. 

C’est aussi ce que dit la fragilité des voix et des motifs musicaux: on est d’abord frappé par le refus de la chansonnette facilement mémorisable, et par la maladresse des interprétations. Seule Virginie Ledoyen est doublée. Les autres comédiens, qui ne sont, à l’exception de la réjouissante Emmanuelle Goizé, pas des spécialistes du théâtre musical, sont loin de la perfection lyrique. L’univers habituellement si bien huilé de la comédie musicale se teinte dès lors d’une touche de vulnérabilité qui mine sa parfaite ordonnance (Demy, lui, optait le plus souvent par le doublage par des professionnels, ce qui occasionna une rupture douloureuse avec Catherine Deneuve). 

Il en est de même avec les chorégraphies, dont aucune n’est un moment de bravoure à la sauce Broadway. Le choix de la comédie musicale n’est pas celui de l’exaltation de la maîtrise du corps, dont on  souligne au contraire la fragilité, puisqu’il sera bientôt dégradé par la maladie.

La composition musicale de Phillippe Miller répond à un même principe de dualité: 

« Jamais les instruments ne reprennent la mélodie chantée. Ce n’est sans doute pas sensible à une première écoute car on est évidemment aimanté par le chant et le texte, mais, dans les faits, les instruments développent tout au long du film un discours qui leur est propre, ils vivent leur propre vie musicale. La chanson du “Petit déjeuner au lit” est l’exemple le plus intéressant. C’est une chanson d’amour insouciante et joyeuse, la mélodie est facétieuse avec ses vers brisés,  mais ce que joue l’orchestre est d’une grande mélancolie. C’est donc cette partition, à l’identique, que nous avons mises sur les dernières images du film et le générique. Dépouillée de sa mélodie chantée, cette page devient une chose déchirante (1)”.

Dans le  même esprit, la partition du duo entonné par les deux amoureux à l’hôpital travaille le motif de l’opposition plus que celui de l’accord de deux voix et de deux âmes: à Jeanne qui chante la force de son amour ( “Mais tu ne mourras pas, je t’aime”), Olivier ne cesse de répondre, en contrepoint, “ça n’a pas d’importance”. Le constat est terrible: “l’amour, ça n’a jamais sauvé personne”. La disparition d’Olivier, parti sans laisser un mot pour son aimée, laissera un vide glacé au coeur du film.

 

 

Les chansons, les moments dansés, aussi surannés et légers puissent-ils paraître, sont comme traversés par des lignes de failles dans lesquelles vient se glisser le tragique du monde au temps du sida. Le choix de la comédie musicale n’est pas celui d’une parenthèse enchantée: 

“Le recours à la comédie musicale était une façon pour nous de nous délivrer de la mythologie du sida (…), du romantisme de la mort, du “c’est beau de mourir à 20 ans”. Le sida n’est pas mythologique. Cette maladie ne nous apprend ni à vivre ni à aimer. Il n’y a rien à sublimer en elle. C’est juste quelque chose qui tue.(2)”

 

Il n’en reste pas moins que, plus encore dans sa version restaurée en 4k qui en souligne les beautés formelles, le film est aussi une ode à l’élan vital de la jeunesse: 

« Nous voulions, nous voulons toujours dans notre cinéma, amener nos spectateurs à regarder la vie et refuser la fascination pour la mort qui hante de trop nombreuses fictions. La mort est une réalité de l’existence, nos films n’ont pas peur d’en parler et de la montrer, mais c’est la vie seule qui nous intéresse. Nous aimons beaucoup une des traductions possibles du célèbre “To be or not”: il n’est pas impensable que Shakespeare  ait écrit quelque chose de moins banal que ce que donne la traduction habituelle. Non pas “Être ou ne pas être, là est la question”, mais “Être ou n’être pas? Être: voilà la question”. En gros, c’est vivre qui importe: la mort, elle, s’impose et n’a pas besoin de nous. (3)” 

Pour une petite dose de beauté et de vitalité au coeur de l’été, une petite séance en salles s’impose! 

 

(1) Olivier Martineau, in Politis, le 15 juin 2023

(2) cité par Renaud Lagabrielle:  Représentations (dés-)enchantées du sida :
Jeanne et le garçon formidable, in Revue critique de fixxion française, 12.

(3) Politis, le 15 juin 2023

 

Jeanne et le garçon formidable, 1998

1h38

Sortie de la version restaurée le 14 juin

 

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