Jeanne Aslan et Paul Saintillan – « Fifi »

Fifi a quinze ans et vit entassée dans un HLM à Nancy avec sa famille —une jeune maman avec un bébé pleurnichant dans ses bras, remuant le fond d’une casserole, une autre à la poursuite d’un petit garçon, le frappant en réponse à une bêtise, une petite fille apeurée assistant à la scène, recroquevillée sur le canapé, un jeune homme torse nu frappant bruyamment à une porte en criant un prénom…Ce matin, au milieu de tous ces cris, ces coups et les ordures de la veille, Fifi s’habille nonchalamment, parcourt les pièces, et écoute sans sourciller les ordres : « Rachète du beurre » ; « Jette ça » ; « Achète-moi un paquet de clopes ». En silence et dans l’obscurité du sous-sol, elle jette les bouteilles vides, faisant résonner les éclats de verre qui se brisent sous le choc à l’intérieur du conteneur. Et puis elle enfourche son vélo, met ses écouteurs, et sillonne la ville encore endormie, les cheveux au vent, le soleil reluisant sur sa peau, sous toute la mélancolie de la musique de la Suite en mi mineur par Rameau. D’emblée, Jeanne Aslan et Paul Saintillan marquent le contraste entre ce huis-clos familial chaotique, et le silencieux et brûlant désir de calme et de liberté de Fifi. Alors qu’elle croise par hasard une ancienne amie qui s’apprête à partir en vacances avec sa famille, elle profite de passer chez elle pour voler discrètement les clés de sa maison, euphorique à l’idée de pouvoir y passer du temps toute seule, en l’absence de la famille prête à partir en vacances. Seulement, le grand frère de son amie, Stéphane, débarque à l’improviste.

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De cette rencontre inopinée nait une relation d’abord amicale, qui bien vite devient ambiguë. Mais le départ de Stéphane, plus tôt que prévu, annule toute possibilité d’avenir dans leur relation. Avec tendresse et un côté naturaliste, ainsi que des dialogues parfois rhomériens, Jeanne Aslan et Paul Saintillan dessinent un paysage estival doux, parfois désœuvré, parfois électrisant, avec une dimension sociale entre le milieu populaire de la famille de Fifi et la bourgeoisie de celle de Stéphane, dont la liaison semble vouée à l’échec. C’est pourtant tout en poésie que se développe peu à peu la relation mi amicale mi amoureuse, comme la peinture d’un fragment hors-temps. Fifi, réalisé conjointement par Jeanne Aslan et Paul Saintillan, a obtenu le Prix du Jury SFCC du Festival de Films de Femmes de Créteil pour le meilleur long métrage de fiction — bien que le film ait une certaine dimension documentaire.

Fifi se déroule à la manière d’un conte naturaliste, poétique et sensible, dans un rythme qui compose avec l’exubérance de certains personnages et le calme désabusé de certains autres ; l’encombrement coloré de certains décors et l’épuration mélancolique de certains autres. Fifi est intrépide et indépendante, avide de liberté, et fait la rencontre de Stéphane, légèrement maussade et désabusé. Tous deux issus de milieux sociaux différents, leur rencontre permet de soulever les inégalités sociales dans une perspective réaliste, naturelle, et sans jamais se confondre en une quelconque représentation misérabiliste. C’est dans quelques dialogues échangés, notamment entre la petite sœur de Stéphane, amie de Fifi, et cette dernière, que transparaît leur différence : l’amie de Fifi lui évoque sa maison de vacances, où elle passe tous ses étés, et lui lance un « T’as sûrement déjà dû venir ! ». Suivi du timide non de Fifi, marmonnant qu’elle s’en souviendrait si c’était le cas. Ce simple dialogue instaure dès lors un sentiment de malaise quant à cette amie, inconsciente de ses privilèges, et inconsciente sans doute aussi de sa condescendance implicite.

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Pourtant, lorsque Fifi (une Céleste Brunnquell magnifiquement spontanée et authentique) rencontre son frère Stéphane (un Quentin Dolmaire superbement désillusionné), le dialogue semble s’affranchir nettement des mécaniques de domination, qu’elles soient sociales ou patriarcales : comme si leur rencontre appartenait à un espace hors-temps, dans un fragment isolé du monde réel. La famille de Stéphane est partie en vacances pour « un mois, au moins », celle de Fifi est submergée par le chaos domestique et la précarité : tous deux sont alors seuls, et c’est sans doute ce point commun qui les réunit aussi naturellement. Car au fond, leur différence sociale mais aussi leur façon de penser les distingue : Fifi rêve de liberté autonome, de se projeter le plus vite possible dans la vie active ; tandis que Stéphane se morfond sur ses études, et subit son existence comme un long chemin monotone. Fifi emprunte un peu à Rohmer dans ces dialogues longs, effleurant parfois très finement le marivaudage, contemplatifs, introspectifs et méditatifs du souvenir.

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Le film ne concentre pas sa structure autour du dialogue même cependant, car il se dégage aussi une légèreté portée par l’atmosphère estivale, à la fois désœuvrée et désinvolte, qui transparait dans ces trajets à vélo dans la ville désolée, dont l’accompagnement musical de la Suite en mi mineur transmet une mélancolie mi-abyssale mi-éthérée ; mais aussi asphyxiante et électrique —notamment dans la famille de Fifi où le mode de communication majeur reste les éclats de dispute et la violence domestique. La musique y joue un rôle particulièrement important, tout en restant subtile, de telle sorte qu’elle se confondrait presque en intra-diégèse : on pense à ces trajets en vélo sous la mélodie de Rameau, mais aussi à la présence de la chanson Gobonimada Jira (Choose Freedom) du groupe Bakaka Band, insufflant une liberté débordante et festive, et puis à la fin, ponctuée par la fantaisie pour piano à quatre mains (op. 103) de Schubert : bouleversante, d’une gravité et d’une mélancolie pénétrantes, signant l’impression tragique du caractère éphémère des choses. Dans le portrait d’un esprit rebelle tel que celui de Fifi, il y a aussi quelque chose qui rappelle Truffaut dans la manière dont il traite du caractère intrépide, indépendant et spontané des enfants, que ce soit dans les Quatre Cents Coups (1959), L’Enfant sauvage (1970), ou L’Argent de poche (1976).

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Fifi brille par sa légèreté, mais aussi par son ode à l’éphémère et à la contemplation. Stéphane fait de la mise sous pli durant l’été, et Fifi, plus déterminée que jamais, finit par le convaincre de l’aider afin de pouvoir elle aussi gagner un peu d’argent. Ensemble, ils répètent les mêmes gestes, inlassablement. Le travail de la répétition confère alors un accent éternel et d’infini dans la relation entre Stéphane et Fifi, qui partagent une temporalité singulière, cloisonnée par cette activité. En dehors de ce temps, leurs moments à deux sont habités par le calme de la contemplation réflexive, touchant à l’intime mais sans jamais plonger dans le détail —et c’est sans doute par ce côté très particulier dans les dialogues que Fifi fascine. Car jamais Fifi ni Stéphane ne parlera de sa famille respective à l’autre. D’ailleurs, lorsque Fifi apprend que Stéphane est passé déposer une enveloppe chez elle, elle se montre décontenancée à l’idée qu’il ait pu s’introduire dans son intimité secrète, qui était pour elle un monde séparé, parallèle à sa relation avec lui. Fifi surprend aussi par la beauté de ses images, que ce soit par les couleurs éclatantes de la maison de famille de Stéphane, ou encore, ce plan dans la nuit, au bord d’un lac étincelant sous l’éclat des astres : dont l’aspect onirique rappellerait presque La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955). Sous la forme d’un long dialogue ininterrompu, Jeanne Aslan et Paul Saintillan composent un conte poétique, imprégné d’éphémère et de mélancolie, et qui fera certainement partie de ces films qu’on ne se lasse pas de revoir.

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A propos de Eléonore VIGIER

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