Jacques Audiard – « Sur mes lèvres » (2001)

Quelques mois après la fin de la moisson de récompenses récoltées (et amplement méritées) par Emilia Pérez, replonger dans l’œuvre de Jacques Audiard, et plus précisément dans une séquence amorçant le début de sa consécration critique et publique, a quelque chose d’excitant. Après avoir fait ses gammes dans l’ombre, celui qui fut d’abord assistant monteur sur Le Locataire ou René la Canne durant la décennie 70, puis le scénariste de plusieurs films populaires des années 80 (du Professionnel à Mortelle Randonnée ou Baxter), se révèle au grand jour en 1994. Regarde les hommes tomber, titre puissant qui prend une tournure interprétative supplémentaire en connaissance de la filmographie à venir du cinéaste, est un coup d’essai remarqué. Cette adaptation d’un roman de Teri White où se croisent deux récits a priori sans liens, confronte deux écoles de jeu (Jean-Louis Trintignant et Jean Yanne), dans un polar d’un nouveau genre, se détachant autant de l’héritage de son père que d’une tendance à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Il remporte trois Césars, dont celui de la Meilleure première œuvre. Deux ans plus tard, il retrouve Mathieu Kassovitz et Jean-Louis Trintignant pour son deuxième long, Un Héros très discret, transposition cette fois des écrits de Jean-François Deniau. Changement d’époque et de registre à travers le portrait d’un imposteur au cœur d’une période sombre et troublée. Une nouvelle réussite qui lui vaut son premier prix cannois, celui du scénario. Une distinction qui récompense son métier initial, mais ne relate pas encore du formidable metteur en scène qui est alors en train d’émerger. Audiard attendra cinq ans avant de réaliser son troisième long-métrage. Durant ce laps de temps il s’essaie à de nouveaux formats, notamment le clip qui lui permet d’expérimenter visuellement (La Nuit je mens d’Alain Bashung, Ton Invitation de Louise Attaque). Il collabore également à l’écriture du film à succès de Tonie Marshall, Vénus Beauté (Institut).

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En 2001, Sur mes lèvres, n’est pas seulement le retour de Jacques Audiard, c’est aussi un nouveau départ et une œuvre charnière. Pour la première fois depuis qu’il est passé derrière la caméra, il s’attelle à un scénario original, co-écrit avec l’écrivain Tonino Benacquista. Il embarque dans l’aventure un couple d’acteurs situés à deux pôles opposés sur le plan des « familles cinématographiques ». D’un côté, Emmanuelle Devos, nouveau visage du cinéma d’auteur, remarquée chez Arnaud Desplechin, Eric Rochant et Noémie Lvovsky. De l’autre, Vincent Cassel, figure prisée d’une jeune génération rêvant de renverser la table : Mathieu Kassovitz, Jan Kounen, Christophe Gans ou encore bientôt Gaspar Noé. Il réunira près de 600 000 entrées en salles avant de remporter trois Césars dont meilleure actrice et meilleur scénario. Restauré par Pathé en 2024, il fait l’objet d’une nouvelle édition (la première en haute-définition) combo DVD et Blu-Ray dans un beau coffret cartonné, rappelant que le géant français sait élégamment valoriser son patrimoine sur support physique.

Carla (Emmanuelle Devos) est secrétaire dans une boîte de promotion immobilière et en a assez. Mais que peut-on vraiment espérer quand on est une femme dans une société d’homme, qu’on a 35 ans, un physique plutôt moyen et qu’on porte une prothèse auditive dans chaque oreille ? La solution s’appelle Paul Angeli (Vincent Cassel), le nouveau stagiaire qu’elle réussit à faire engager. Paul a 25 ans et aucune compétence dans la promotion immobilière. Il est même complètement nul. Mais il a d’autres qualités : c’est un voleur qui sort de taule et il a une belle gueule.

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Sur mes lèvres s’ouvre sur des images floues qui gagnent peu à peu en netteté. L’héroïne Carla place une prothèse auditive dans son oreille. Jacques Audiard cherche à épouser sa perception en nous intronisant avant toute chose dans son intimité, tandis qu’un raccord brut va nous plonger sur son lieu de travail. En une fraction de seconde, nous passons du calme à l’urgence et du silence au brouhaha. Le polar prend racine dans un cadre inhabituel : le bureau et ses conventions, ses protocoles et son relatif ennui. L’extraordinaire a vocation à naître de la banalité. Comment rendre cinégénique un environnement aussi peu naturellement palpitant ? Le cinéaste esquisse plusieurs éléments de réponse dans sa mise en scène. D’une part, non sans confiance, il assume cette dimension quotidienne et ne cherche aucunement à l’esquiver. Ensuite, son approche organique, en fusion avec sa protagoniste, contribue à créer une première source de tension. La normalité du cadre transforme le personnage en spectacle de détails à part entière. Il y a l’évidente osmose entre l’actrice et le rôle mais aussi avec le metteur en scène et sa caméra. À la faveur de gros plans sobrement stylisés – les effets sont artisanaux, faits main, notamment cette manière de réduire l’objectif et obscurcir l’image – il peint un personnage en dissonance avec le climat dans lequel elle évolue. C’est également par le flou qu’apparaît Paul, à l’arrière-plan, dans une composition hiérarchisant à la fois le rapport professionnel et le statut des deux individualités au sein du récit, tout du moins à ce stade. Carla invite sans le savoir un monde nouveau dans le sien, incarné par ce stagiaire incompétent dont l’absence d’aptitudes professionnelles et la gaucherie introduisent un étrange décalage à mi-chemin entre le comique burlesque et le reportage en immersion. Leur rencontre bouleverse et renverse leurs perspectives, mais aussi le fil de l’intrigue.

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À travers ces deux individualités solitaires, marginales ou marginalisées, Jacques Audiard et Tonino Benacquista établissent une structure narrative en miroir (un motif omniprésent visuellement). Le passé de Paul le rattrape, laissant la violence pénétrer l’univers de Carla déjà en pleine évolution. La brutalité feutrée du monde professionnel « classique », laisse place à une absence de règles et de limites. On découvre alors un microscope criminel réaliste, sans fantasme ni romantisme. Les deux héros représentent symboliquement les deux faces d’une même pièce, le jour et la nuit, la légalité et l’illicite, mais leur union accouche également d’une reconfiguration de leurs vies respectives, quelque chose déborde et déteint aux deux extrémités. Carla a d’abord un ascendant hiérarchique sur Paul, qui inconsciemment la rassure et la libère. Elle est par ailleurs la première à l’utiliser, las des humiliations subies sur son lieu de travail. La petite frappe comprend, quant à elle, ce que peut lui apporter la jeune femme grâce à son handicap transformé en atout. Il l’entraîne dans une filature d’un genre nouveau. C’est ainsi que, dans cette deuxième partie, Audiard recolle avec une esthétique plus proche des codes du polar tout en définissant son approche du genre. Il privilégie, par-dessus tout, les portraits de personnages et l’observation de leurs trajectoires aux lieux communs. En ce sens, Sur mes lèvres pose les fondations de la douce révolution qu’il va opérer dans le registre, alerte, attentive mais faussement classique. Il élabore un cinéma de la rupture qui n’assène pas son positionnement, avançant avec exigence et humilité. Ici, le point culminant sur le plan de l’intensité est une séquence où l’on suit sans décrocher, les lèvres d’Emmanuelle Devos décryptant à plusieurs mètres de séparation ce que lui dit Vincent Cassel. Dans ce beau film sur l’incommunicabilité, la langue et le langage sont des armes cruciales, décisives. Quelle est la place du sentiment au cœur d’un environnement régi par des rapports hiérarchiques ou intéressés ?

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Jacques Audiard dépeint un double univers majoritairement masculin par un prisme féminin, qui plus est avec un personnage qui sort des sentiers battus. Il se plait à revisiter une structure formidablement éprouvée de La Prisonnière du désert à Hardcore, plaçant un poisson hors de l’eau pour mieux constater sa nécessaire mue. Sur mes lèvres nous permet aussi et surtout d’assister à la réinvention de deux corps de cinéma. Celui d’Emmanuelle Devos, qui jouit d’un espace de jeu et d’un regard inédit. Filmée par fragments et contemplée dans toute sa complexité, l’actrice plutôt habituée à des univers cérébraux s’affirme ici dans un registre plus physique et explosif. C’est bien simple, elle est stupéfiante de bout en bout. Vincent Cassel, quant à lui, loin des compositions excitées qui l’ont révélé, dévoile une dimension plus fragile, dans un exercice de déconstruction de sa persona d’acteur. Sa virilité brutale est ici mise à mal, réduite à peu de choses, le cinéaste scrute une sensualité nouvelle et plus insaisissable chez lui. Ils forment un couple aussi surprenant qu’inoubliable dans un récit se plaisant à effectuer des détours pour mieux dissimuler sa finalité amoureuse. Conclusion d’un geste foisonnant et généreux, peuplé d’individualités en perdition qui pourraient à leur tour faire l’objet d’un long-métrage (on pense au beau personnage de Masson, le conseiller joué par Olivier Perrier). Un grand film au sein d’une filmographie qui ne cessera dès lors de gagner en ambition et en maîtrise. Sur mes lèvres se pose comme la matrice d’une démarche à multiples facettes, animée par l’envie de revisiter les figures imposées du genre investi, tout en s’exprimant dans un écrin réaliste prenant le pouls de son époque mais pas seulement. Audiard exprime ici le désir — et le plaisir — de pousser les comédiens vers de nouveaux horizons, en révélant leur potentiel sous un prisme inédit. Il développe aussi un style propre, capable d’ancrer ces mutations avec justesse et intensité sur la pellicule.

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Forte d’une copie restaurée (à partir du négatif original et supervisée par Jacques Audiard) soignée qui valorise les atouts et spécificités de la photographie, cette édition reprend l’essentiel des suppléments présents sur le précédent DVD. Elle s’enrichit néanmoins d’un document d’une quarantaine de minutes constitué d’entretiens avec Jacques Audiard, le scénariste Tonino Benacquista et le chef opérateur Mathieu Vadepied. Ce dernier évoque le film comme un laboratoire de recherches et un cinéma des origines. Lui qui avait déjà travaillé avec le cinéaste sur des clips, avait été repéré pour ses collaborations avec Xavier Durringer (J’irais au paradis car l’enfer c’est ici). Le cinéaste est interrogé par le journaliste Philippe Rouyer, il revient notamment sur l’écriture et le tournage. Il dit notamment avoir douté d’un scénario qui, selon lui, contenait trop de choses, qu’il a coupé au fur et à mesure du tournage. Il parle également de sa relation avec les acteurs, disant d’Emmanuelle Devos qu’elle était en attente de ce type de rôles, comme l’a été par la suite Romain Duris sur le film suivant, De Battre mon cœur s’est arrêté. Du bel ouvrage qui remet au goût du jour un joyau français du début des années 2000.

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