« Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme » (Albert Camus, L’Été, 1954)


Sorti il y a quelques semaines en salles, en version restaurée 4K, Fleur pâle est toujours sur les écrans… Il rencontre un beau succès auprès du public, notamment dans la salle parisienne Le Champo. Et c’est justice.
Fleur pâle, film mettant en scène des yakuzas, est un diamant noir. Les clairs-obscurs sont sidérants, le montage incroyablement aiguisé. La musique signée Yūji Takahashi et Tōru Takemitsu est tendue avec sa dimension souvent percussive ; étrange parfois par son atonalité – Takahashi a étudié le travail de Iannis Xenakis.

En février 2022, à propos de l’Étang du démon, nous écrivions ici même, sur Culturopoing : « Masahiro Shinoda (né en 1931) a été l’un des principaux représentants de la Nouvelle Vague japonaise, avec Nagisa Oshima (1932-2013) et Yashishige Yoshida (né en 1933). Tous furent particulièrement actifs dans les années soixante, notamment au sein de la société de production Shōchiku. Shinoda est connu pour s’être souvent éloigné de la représentation directe, à l’écran, du monde contemporain ; pour avoir situé l’action de nombre de ses films dans les temps anciens »

Fleur pâle est pourtant une œuvre traitant du présent – de sa réalisation. Son action se déroule à Tokyo et/ou Yokohama. C’est l’adaptation d’une nouvelle du romancier Shintarō Ishihara, d’abord parue dans une revue, en 1958. Ishihara est connu pour sa peinture d’une partie de la jeunesse, riche et oisive, du Japon de l’après-guerre – avec, notamment, un roman qui a marqué son époque et qui a été porté à l’écran : La Saison du soleil (1955) -, et pour l’influence qu’il a eue sur l’ensemble de la Nouvelle Vague nippone.

Muraki, un mafieux du clan Funada, a purgé une peine de prison de trois ans pour avoir éliminé un membre d’un groupe adverse (clan Yasuoka). Peu importe le nombre d’années, Muraki, bien qu’il n’y croie pas au début, se rend compte avec amertume que son pays a changé. Comme si quelque chose de son âme avait disparu. Le Japon qui se modernise n’est pas, ou plus celui du protagoniste.
Nous avons relevé deux éléments importants, significatifs, dans la séquence ouvrant le film et qui se déroule dans la gare d’Ueno, alors que l’on entend Muraki en voix off comparer ses concitoyens à des « morts-vivants ». Le fait que le protagoniste semble marcher à contresens de la foule. La présence de la statue de l’architecte Asakura Fumio appelée Ailes (1958) qui, de par la façon dont elle est éclairée, placée dans le champ et cadrée, transcende son apparence habituelle. Il s’agit d’une jeune femme levant les bras au ciel. Un symbole de libération, d’envol à travers lequel transparaît pourtant, à nos yeux, un être souffrant, comme atomisé (1).
De retour parmi les siens, Muraki doit avaler une vipère : l’alliance, scellée lorsqu’il était derrière les barreaux, entre les deux clans sus-mentionnés dans le but de contrer le dangereux clan Imai d’Osaka. L’homme aux ordres duquel il obéit, le vieillissant et peu séduisant Funada, lui dit, à un moment : « Le milieu, maintenant, c’est une affaire de gestion ».

Muraki n’est pas un gestionnaire. Il est un bel homme, solide et combatif, au visage grave. Impénétrable, taiseux, solitaire. C’est avec raison qu’il a pu être comparé dans la presse française et anglo-saxonne au samouraï de Jean-Pierre Melville. On le sent à distance de tout, y compris de la belle jeune fille qu’il rencontre dans une salle de jeu. Elle s’appelle Saeko (2).
Fleur pâle n’est pas qu’un film de yakuzas (« Yakuza eiga »), il est aussi un film de jeu (« Bakuto eiga », selon une formule utilisée par Shinoda lui-même). Si, dans les scènes d’extérieurs, la caméra est souvent dynamique, portée à l’épaule, elle est très posée lors de ces séances de jeu. Mais effectuant aussi des travellings rectilignes – mouvements latéraux filmant les joueurs assis les uns à côté des autres. La mise en forme respecte la dimension hautement rituelle, solennelle de ces réunions.


Saeko est une énigme (3), personne ne sait rien d’elle, son identité restera secrète jusqu’au bout. Elle pourrait être la « fleur pâle » du titre… français. Un fantôme, une sorte de femme fatale (4).
Elle peut rester absolument impassible, mais éclater aussi en de grands rires jouissifs, par exemple quand, sur des routes nocturnes, elle roule à tombeau ouvert en faisant la course avec une autre voiture.
Quelque chose se noue entre Muraki et Saeko. Une fascination et un amour qui ne se concrétisent cependant jamais en baisers ou en une union charnelle. Ce qui les relie, entre autres à travers des échanges de regards qu’il accompagne ou qu’il rend possibles, car les deux protagonistes sont souvent l’un en face de l’autre, au sein du grand rectangle que forment des participants assis par terre, c’est le jeu. Le jeu comme substitut. Le jeu qui consume, brûle, fait flamber… Un plan est de ce point de vue significatif qui associe par surimpression une allumette que Muraki allume et une carte du jeu appelé Hafanuda (5).

Muraki et Saeko partagent une sensation comparable d’ennui dans la société dans laquelle ils vivent, un sentiment comparable concernant l’absurdité de l’existence, et leur condition d’étranger. Ils ont un même goût du risque, du danger, un même besoin de transgresser l’interdit. Lesquels les conduiront vers l’abîme.
Il y a des résonances camusiennes dans le discours de Muraki à un moment où il explique à Saeko ce qu’il a ressenti en tuant l’homme du clan Yasuoka  : « (…) pas un crime. Un geste banal. Je l’ai tué sans raison. Ni par devoir, ni pour les codes, ni pour l’honneur (…) Je crois que c’est la faute au hasard si je l’ai fait. Seulement, j’ai senti que je ne pouvais vivre qu’en le tuant ».
Il reprendra un même type de propos plus tard, lorsqu’il décidera de tuer à nouveau, en l’occurrence le chef du clan Imai d’Osaka, tout en sachant le sort qui lui sera réservé pour cet acte, et en l’assumant pleinement.

L’abîme, Muraki et Saeko y plongeront séparément, et d’une façon quelque peu différente. L’histoire de Fleur pâle est aussi celle de leur rencontre ratée, de leur amour impossible. Il prend par là une dimension tragique. Shintarō Ishihara a expliqué avoir pensé à une version moderne de Tristan et Yseult en écrivant son histoire (6).
La scène de l’assassinat d’Imai est filmée comme une grandiose cérémonie macabre. Comme une élévation avant la chute. Pour accompagner les images, les gestes et les regards, Shinoda a utilisé un extrait de l’opéra baroque de Didon et Énée de Henry Purcell (1689). Il s’agit de l’extrait intitulé When I’m Laid In Earth, une lamentation de Didon à travers laquelle il évoque la mort qu’il sent l’envahir.

Notes :

1) En ce sens, cette figure pourrait renvoyer au Japon moderne, à sa situation à l’issue de la guerre. Shinoda parle d’ailleurs géo-politique à propos du du contenu du « roman » d’Ishihara : « (…) j’ai trouvé que la situation du personnage principal, un yakuza, symbolisait celle du Japon, pris dans la Guerre froide entre les USA et l’URSS. Le Japon était plongé dans la confusion, on ne savait plus quoi faire » (in Dossier de presse – citation non-sourcée).
2) On rappellera aussi, à dessein, que Melville est l’auteur d’un fameux film sur la passion du jeu : Bob le flambeur (1955).
3) Une reproduction du tableau de la Joconde que l’on voit dans deux scènes de Fleur pâle, avec le sourire énigmatique de Mona Lisa, renvoie évidemment à la figure de Saeko, même si c’est parfois de façon explosive – via le montage. Samuel Goff, qui a consacré un article à la présence de cette copie dans un espace fréquenté par Yasuoka et Funada n’évoque étonnamment pas cette question du sourire énigmatique. Cela dit, son point de vue n’est pas inintéressant qui évoque une fascination bourgeoisement hypocrite des chefs mafieux pour le consumérisme occidental.
Samuel Goff, « Mobsters and the Mona Lisa : What Does Da Vinci’s Painting Add to a 1960s Yakuza Film ? », elephant.art, 25 Oct 2022.
https://elephant.art/mobsters-and-the-mona-lisa-what-does-da-vincis-painting-add-to-a-1960s-yakuza-film-24102022/
4) Shinoda a expliqué avoir réalisé Fleur pâle en étant imprégné par la lecture qu’il faisait alors des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (Cf. Joan Mellen, Voices From The Japanese Cinema, Liveright, New York, p.251). Le titre original du film signifie « fleur sèche », ce qui renvoie davantage ou plus directement à la mort que le titre français. En fait, ce titre pourrait peut-être aussi valoir pour le personnage appelé Yo, un jeune drogué décrit comme ayant un « teint » effrayant, qui hante les salles de jeu, manie avec dextérité l’arme blanche – Muraki n’est, une nuit, pas loin d’en faire les frais -, et qui prend inexorablement et vénéneusement Saeko dans ses rets. Un personnage qui, soit dit en passant, ne prononce pas un mot de tout le film.
5) Il est intéressant de noter que « Hafanuda » signifie littéralement « Jeu des fleurs », ce qui renvoie implicitement au titre du film. Shinoda évoque également le jeu appelé « Tehonbiki » (Cf. Joan Mellen, op.cit., p.251).
6) Déclaration – référencée – trouvée sur la fiche du Wikipédia japonais consacrée à la nouvelle qu’a adaptée Shinoda.
https://ja.wikipedia.org/wiki/乾いた花

 



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