Au fond c’est toujours la même histoire. Inventée et racontée par des cultures différentes, elle n’a pas de matrice originelle. Égyptienne, Chinoise ou Italienne, les mêmes motifs répètent leur inlassable leçon de moralité. D’une bouche à l’autre, au fil des siècles et à travers les continents ce mythe universel s’est répandu en centaines de variations. Une fille aux joues pleines de cendres, plus connue sous le nom de Cendrillon.
Beaucoup plus rares sont les récits qui ont détourné le regard de son héroïne flamboyante pour s’intéresser à celles qu’elle prive de lumière, celles qui tentent vainement d’exister en pleine ombre. Qu’elles soient laides ou jolies, elles sont presque toujours dénuées de bonté et leur fin souvent un miroir de leur cruauté. Le conte aspire à transformer les jeunes filles en petites cendrillons, des cœurs purs aux corps soumis. Il érige les défauts de ses belles-sœurs en monstruosités, faisant d’elles un exemple à ne surtout pas suivre. Et pourtant, l’humanité est plutôt du genre à jalouser son prochain qu’à communiquer avec les oiseaux. Qui peut véritablement se reconnaître dans l’absence d’aspérités, dans la perfection angélique de Cendrillon ?
The ugly stepsister, comme le laisse présager son titre, relaie la fille parfaite au second plan pour se concentrer sur les états d’âmes de sa rivale autoproclamée. Cendrillon alias Agnès a bien deux belles-sœurs, nommées ici Elvira et Alma, mais seule la première a hérité de tous les vices du conte. Sa cadette, discrète et raisonnable, est ainsi épargnée. Alors que dans la plupart des versions les belles-sœurs forment un duo interdépendant, réuni en un seul antagoniste uniforme, Emilie Blichfeldt offre une individualité à son personnage, la liberté de nous surprendre. Elvira monopolise et concentre toute l’envie et la vanité de ces deux figures presque jumelles. Un choix assez évident pour une anti-héroïne qui lutte contre son reflet. Une âme lancée à l’assaut de ses supposées disgrâces esthétiques. Une jeune fille qui doute et qui rêve. Un combat solitaire, où tout se joue autour d’un corps à conformer, valoriser, dompter.
Une quête autocentrée, insensée et maladive qui se prête bien à la tournure body-horror que prend le film qui semble à la fois compatir et tirer sa joie dans la souffrance physique de son personnage qui s’automutile abondamment. Il est plus simple de raconter qu’une femme se coupe le talon que de le mettre en image, c’est toute la puissance du conte que de ne reposer que sur la seule preuve des mots. Le cinéma fait plus que suggérer l’horreur, il la montre plus ou moins comme il l’entend. La réalisatrice norvégienne a choisit le camp du glauque pour son adaptation, plutôt Grimm que Perrault. Ça grouille de vers, autour du cadavre du père, dans la fabrication de la robe de Cendrillon mais surtout dans les entrailles d’Elvira qui gobe volontairement un œuf de ténia en guise de cure d’amaigrissement. Elle se laisse ronger de l’intérieur. Cela ne s’arrête pas là. Ses reliefs sont pris en mains par le Dr Esthétique qui lui inflige cassage de nez et implantation de faux cils. Tout cela semble très anachronique et fait naturellement écho avec notre époque où la préoccupation de l’apparence physique devient vite déraisonnable voire pathologique. La bande son, moderne, confirme ce sentiment d’actualité tout en prenant le récit avec un pas de côté, une ironie attendrie.
Mais si aujourd’hui la tyrannie du corps se fait principalement au nom de la beauté et de la reconnaissance sociale qui va avec, la quête d’Elvira est motivée par l’amour qu’elle a pour le prince. Une adoration solitaire qui dévore tout amour propre, alimentée par des rêveries ridicules qui contrastent avec la violence qu’elle s’inflige mais surtout avec la bêtise et la goujaterie d’un prince insouciant de tous les corps qui se saignent pour lui plaire.
Sa mère l’accompagne au bout de son auto-destruction, espérant obtenir d’elle un mariage financièrement intéressant. Cendrillon observe avec stupeur et mépris cette bataille acharnée, elle ne peut pas comprendre, elle qui ne connaît pas le poids de la laideur sur son visage. Le prince, ce salop n’aurait pas de scrupules à rejeter une estropiée. Il n’y a qu’Alma, la sœur cadette qui nous sort de cette folie générale. Elle qui tente de cacher l’arrivée de ses règles pour ne pas devenir marchandise sexuelle monnayable, en quête d’émancipation plutôt que d’amour. Parfois en retrait, aussi accablée que nous devant l’asservissement de sa sœur, parfois à l’attaque, entre l’incompréhension et la compassion, pour la sauver de cet idéal mortifère. Elle, comme un relais entre la (pas si) vilaine belle-sœur et le spectateur, est là pour mettre fin à l’absurde massacre de la laideur. The ugly stepsister joue avec la part d’ombre du conte, où l’on entrevoit une histoire à réécrire, un terrain vierge à remuer. Certes ce n’est pas très beau mais il y a bien un cœur et des tripes là dessous.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).