Suite illégitime de son Voyage en Italie (2023), Sophie Letourneur franchit un nouveau cap avec son Aventura présenté cette année à la sélection ACID Cannes. Au lieu de prendre le simple pli de son précédent (un redit de Philippe Katerine et elle-même en vadrouille en Sardaigne, après la Sicile), elle y injecte – au-delà d’une descendance (le petit monstre Raoul et la grande sœur chiante Claudine) un impensable jeu du temps et de la chronologie alternée. Les souvenirs altèrent l’existant, l’immédiateté le passé, il n’y a alors plus de présent, mais une inaltérable farandole de souvenirs de quotidienneté, seul sens réel à cette excursion anarchique où toute organisation s’abandonne à l’oubli, quête culturelle à la flemmardise, gastronomie à la barquette de frites. Malgré l’historique beauté de l’île italienne, le nom des plages, des villes, des régions se mêlent à ceux des hôtels, ils se répètent, se ratent et s’oublient, la mémoire déchante, les souvenirs s’évaporent dans une évanescence d’erreurs et de lourdeurs. Il n’y a alors dans cet anti-guide du routard anarchique bien que la genèse du bonheur simple et dégarni de tout enjeu touristique qui s’exprime, ce bonheur d’être, bien vivant, à partager souvent sans réellement le vouloir, l’instant présent.

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Dans Voyage en Italie, le duo Letourneur (Sophie)-Katerine (Jean-Phi) était en démonstration de force, seuls en scène à s’invectiver et se pavaner dans les déboires du tourisme de masse, l’équilibre parfait entre la torpeur de l’une et l’oisiveté de l’autre, un duo shamallow bien dodu qui se déguste avec mélancolie et décharge jouissive de glucose mais sans jamais coller aux dents. Y incorporer des mômes était donc pari risqué. Mais là encore, Letourneur réussit son improbable pari, celui de maintenir l’harmonie par le chaos, les hurlements de Raoul entre-coupés de ses crises scatophiles se fracassent à l’inaction adolescente de Claudine, Sophie et Jean-Phi s’ignorent, parfois se méprisent, mais malgré l’apparente distance folklorique du joyeux bordel, un invisible fil semble maintenir à bout de cordé tout ce foutraque bien en place. Car tant d’amour transpire de cette Aventura, d’une réalisatrice pour ses comédiens, pour sa propre fille, pour son équipe qui l’encadre et l’entoure, tant de débrouille mais surtout du cinéma à tous les plans, fruit de la remarquable mise en scène de Sophie Letourneur jouant bien pudiquement les étourdis lorsqu’elle brille élégamment par toutes les qualités d’une première de classe.

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Pour la famille, l’objectif est simple, enregistrer les souvenirs du voyage sur un dictaphone de téléphone en parallèle de sa réalisation, comme s’il fallait inscrire dans le marbre sacré du numérique histoires et anecdotes, celles que l’on chéries à partager en famille, des années après, ou que l’on se morfond d’avoir oubliées, ces fameux souvenirs illusoirement primordiaux, mais qui sont si loin d’être essentiels. Dans notre contemporanéité de la projection permanente, le présent n’existe plus, il est pondéré par le passé, projeté par le futur. Et dans L’Aventura, Letourneur s’en amuse avec franche rigolade mais aussi pesanteur et conscience. De toute cette comédie des souvenirs, on sait pertinemment que ces enregistrements tomberont fatalement dans l’oubli (par un téléphone qui se perdra ou se détériora), et donc, que sa postériorité en est pure illusion. Le souvenir enregistré n’est donc qu’un moyen détourné pour Letourneur de jouir du présent, d’acter le présent, en famille, là, maintenant, aussi dysfonctionnel et bordélique soit-il. L’Aventura c’est donc ça, parler et enregistrer le passé pour ne jamais oublier de jouir du présent et de l’instant.

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