María Trenor – « Rock Bottom »

Fondateur de Soft machine, puis de Matching molle, en référence à un célèbre roman de William Burrough, Robert Wyatt, génial batteur et multi-instrumentiste, est victime d’un grave accident le 1er juin 1973 lors d’une soirée d’anniversaire de la poétesse Gilli Smyth du groupe Gong. Après une chute de plusieurs étages, il se retrouve paralysé des deux jambes. Il abandonne son groupe, sombre un temps en dépression avant de remonter la pente et d’entamer définitivement  une carrière solo qui s’épanouit en 74 avec un album mythique, Rock Bottom, chef d’œuvre absolu pour les amateurs de spleen et de mélodies déchirantes. Son premier projet en solitaire date de 1970, The End of an Ear. Autour de cette pièce maitresse, la cinéaste espagnole Maria Ténor a construit un récit articulé à partir de fragments de vie de Robert Wyatt et de sa compagne, la plasticienne Alfreda Benge  dite Alfie (et transformé en Alif dans le film), qui a réalisé toutes les pochettes de ses disques. En s’appuyant sur l’animation, parti pris esthétique bien pensé, Rock Bottom s’empare du biopic traditionnel dans un premier temps (tout le prologue) avant de prendre le large, embrassant la forme d’une rêverie onirique et colorée, d’un poème sauvage sur une relation amoureuse fusionnelle et paradoxale, destructrice et vivifiante sur fond de sexe, drogue et rock’n’roll.

Rock Bottom (2024) - IMDb

Copyright Alba Sotorra

Imprégné d’une atmosphère logiquement psychédélique, ce voyage intérieur au pays de folk songs magiques reproduit en intégralité et dans l’ordre l’album de Robert Wyatt, transformant chaque morceau, en petits courts métrages d’une beauté et d’une invention plastiques sidérantes. On sent lors de ces séquences en apesanteur réalisées en collaboration avec l’animateur polonais Zbigniew Czapla, toute la passion de la cinéaste pour la musique des années 70 et l’amour qu’elle porte à ce couple unique, reflet d’une ère pleine de contradictions. Elle dépeint avec lucidité l’envers du décor de la contreculture, notamment cette longue déchéance physique et spirituelle liée à la toxicomanie qui conduit un couple en crise à une perte de créativité. Elle montre aussi assez subtilement que la place de la femme n’a guère bougé en pleine révolution sexuelle, restant souvent dans l’ombre des hommes. Cet aspect est particulièrement frappant dans l’univers de la musique rock (et pas que d’ailleurs). N’oublions pas que sans Alfreda Benge, Wyatt aurait sans doute sombré, il ne serait pas devenu cette figure sereine et détachée du monde de la pop-culture. De plus, au-delà de son talent de peintre, dessinatrice, illustratrice pour enfants et même cinéaste expérimentale, elle a aussi écrit quelques-uns des plus beaux textes de son compagnon.

Rock Bottom

Copyright Alba Sotorra

Certes, le procédé de la rotoscopie ne convainc pas toujours, figeant parfois les personnages dans des mouvements monolithiques, freinant l’impact émotionnel. Cette raideur – notamment dans les expressions des personnages – s’exprime surtout dans son exposition laborieuse, laissant craindre le pire. Mais dès que le drame surgit, le film s’envole, prend de l’ampleur et emporte tout sur son passage, même s’il est avant tout réservé aux fans.  Petit bémol néanmoins : lors des répétitions, on sent bien qu’il ne s’agit pas de la voix de Wyatt, ce qui pose un (petit) souci  d’authenticité lorsque l’on entend Sea Song ou Alfie, plages musicales sublimes portées par ce timbre unique, qui peut d’ailleurs irriter les auditeurs qui ne connaissent pas son travail.

Rock Bottom

Copyright Alba Sotorra

Situé à New-York, symbole d’une effervescence culturelle, et à Majorque, sorte de paradis artificiel, à l’époque placée sous la dictature de Franco, Rock Bottom à l’intelligence de ne pas fantasmer béatement sur la période « peace and love » sans pour autant la démystifier totalement, lui ôter sa part désirable et mystérieuse. L’épilogue, magnifique, nous invite à partager l’intimité très banale et pourtant touchante d’un petit couple de vieux artistes toujours bien vivants, plus proches que jamais, ayant réussi à traverser les épreuves du temps. Un très joli premier long métrage qui donne furieusement envie de réécouter en boucle l’un des albums de légende les plus mélancoliques du monde.

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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