Extrême Festival XV (Cinémathèque de Toulouse, novembre 2013)

Avec ses pépites exhumées, ses chefs d’œuvres à redécouvrir en salle et ses films cultes tant attendus, le rendez vous de l’Extrême Cinéma de la Cinémathèque de Toulouse ose le grand écart entre la cinéphilie exigeante et la grande fête rabelaisienne : une indispensable grande bouffe qui n’oublie pas les fins palais, avec ses délices coupables et ses très grands crus.
Sélection, non exhaustive, de souvenirs qui risquent d’imprimer durablement la rétine cinéphile…

Quelques chose de pourri au royaume des studios…
The bad seed (Mervin Leroy, 1956) / The haunting (Robert Wise, 1963).

Avec sa fillette perverse et sa demeure qui se joue des esprits fragiles, The bad seed et The haunting, deux œuvres d’un très beau classicisme hollywoodien, auront parfaitement mises en lumière les doutes qui taraudaient les grands studios américains dans les années 50 et 60. Face à l’émergence d’une concurrence qui adopte de nouvelles méthodes plus proche de la population – industrialisation de la série B et drive-in –  et en panne d’inspiration – ils semblaient avoir épuisé les possibilités du montrable dans ce cadre très strict qu’était le code Hays -, le cinéma des grands studios se charge d’une inquiétude diffuse… jusqu’à l’inévitable chute des années 70. Un cinéma malade, qui, à défaut de ne savoir plus quoi raconter, saura parfois s’ausculter lui-même à travers quelques films qui font la part belle à la déviance et au malaise caché. Car, après les grandes épopées spectaculaires – William Wyler, Cecil B. De Mille – et la radiographie d’ennemis visibles et identifiables – Les monstres mythiques, le méchant du western -, désormais le mal se niche en soi, ennemi rongeur tapi dans l’ombre à la faveur de films qui privilégieront le calme trompeur de l’eau qui dort. A la fois symptôme du doute et façon habile de jouer avec la censure, un contenu latent – qui doit beaucoup au succès des théories freudiennes – s’installe durablement à travers la peinture de psychés individuelles instables et torturées. Il en est ainsi de Julie Harris dans The haunting, trop frêle pour supporter les assauts d’un mal dont on ne sait s’il existe vraiment ou s’il est une vue d’un esprit trop fragile. De même avec Nancy Kelly dans The bad seed, mère soupçonnant derrière les inoffensives nattes blondes de Patty McCormack les desseins les plus cruels qui mettent à mal l’unité de ce qui fonde la stabilité morale et très tranquille de cette Amérique de l’abondance des années 50 : la famille. Les rapports sont viciés et les esprits basculent dans des œuvres pourtant produites par les grands studios mais auxquelles de très honnêtes artisans insufflent une belle part d’angoisse inconfortable. On regrettera que le film de Mervin Leroy ait souffert, à ce titre, d’une injuste censure qui le forcera à clôturer sa belle œuvre par une pudibonde leçon de moralité judéo-chrétienne.

Visions poétiques et fantasmagories érotiques…
Sélection de courts-métrages de Curtis Harrington (1946-2002) / La comtesse noire (Jess Franco, 1973) / Parties fines (Gérard Kikoïne, 1975).

De pudibonderie justement, il n’est pas question dans ces trois belles œuvres transgressives faisant la part belle au fantasme sulfureux, à la générosité d’une chair décomplexée jusqu’à l’intronisation du sperme comme élément essentiel de vie.

A travers une sélection de rares courts-métrages – notamment Fragment of seeking (1949), Picnic (1948) et On the edge (1949), Curtis Harrington projette sur pellicule ses orientations homosexuelles dans un écrin mystérieux de toute beauté qui navigue entre expérimentations surréalistes et étrangeté digne des productions de Val Lewton. Plus qu’une revendication de l’attirance pour les hommes, Curtis Harrington imagine son œuvre comme un éloignement progressif de désir de la femme, tantôt fantôme qui nous échappe tantôt piège qui se plait à nous perdre dans des dédales qui se révèleront meurtriers. Onirique, les courts métrages de Curtis Harrington sont des petits loops poétiques qui rappellent Jean Cocteau pour les obsessions et Jacques Tourneur pour la peinture labyrinthique d’un monde ou l’esprit se cherche avec, en point de mire, une errance qui sonne la révélation.

Plus incarné mais ne délaissant jamais une vision fantasmée de la sexualité et des corps, La comtesse noire aka Les avaleuses est un magnifique poème d’amour sur les amours, l’ode abstraite d’un artiste unique à sa muse doublée d’un terrassant mélodrame qui ne renieraient pas les auteurs du romantisme noir. Film aux identités plurielles – avec ou sans inserts pornographiques -, La comtesse noire transcende un postulat trop racoleur pour être crédible – il n’y avait que la firme Eurociné pour envisager des vampires suceurs de sperme! – pour devenir l’un des sommets de Jess Franco, franc-tireur responsable d’un cinéma trop personnel pour se plier au cahier des charges du trop simpliste cinéma d’exploitation. L’abandon de l’intrigue par l’auteur ouvre les portes d’une errance narrative comme un écho à l’errance existentielle de personnages condamnés à un statut tragique qui  empêche toute résolution et dessine la mort en point de mire. Mélodrame amoureux, La comtesse noire tente de saisir les dernières parcelles d’une chair qui s’ébat pour tenter de mieux vivre, la profondeur d’un regard amoureux qui voit l’être cher s’éloigner ou qui refuse de la sacrifier malgré ses noirs desseins… Tout cela au risque d’une mort annoncée. D’ailleurs, La comtesse noire, avec ses flous et la peinture abstraite des corps, est déjà, en soi, un film-rêve qui nous échappe et qui transforme ses sujets et objets en abstraction… Indéfinissables et glissant entre les doigts du spectateur, les personnages de La comtesse noire semblent d’ores et déjà promis à une disparition que l’auteur veut magnifier dans ses derniers instants offrant au spectateur une œuvre d’une beauté plastique dont on n’a pas fini d’épuiser les multiples richesses. Et qui propose, accessoirement, l’un des plus beaux génériques du cinéma.

« Œuvre d’amour explicite », Partie Fines n’en délaisse pas une certaine dimension fantasmée, se permettant même une étrange scène de rêve du plus bel effet. Mise en scène par le gouleyant Gérard Kikoïne, c’est une belle œuvre rabelaisienne qui fait la part belle au haut de la cuisse et aux toisons pubiennes sans jamais verser dans la vulgarité un peu crasse qui enterre doucement la production pornographique actuelle. Mise en valeur par un 35 mm qui est à la hauteur de ses ambitions esthétiques, Parties Fines distille une discrète mais bien présente réflexion sur « les mondes de l’autre côté du miroir » en multipliant la gémellité des situations et des personnages. Si la critique sociale, acerbe mais drôle, prend le pas sur la dimension du rêve, Gérard Kikoïne ne l’oublie pas, à la faveur d’une scène de surimpressions magnifique que ne renieraient pas les surréalistes. Le braquemart en plus.

Le tumulte et l’eau qui dort: deux auscultations de la folie.
Schizophrenia (Gerard Kargl, 1983) / La tendresse des loups (Ulli Lommel, 1982).

Malgré leurs choix esthétiques que tout semble opposer, ces deux portraits de la folie auront chacun, à leur façon, caressé avec une réelle sensibilité la détresse d’individus prisonniers de leur boite crânienne, l’intolérable attraction pour des pulsions qui précipitent la perte. Loin des prévisibles films de serial killer qui entassent des corps dénués d’âmes avec une indifférence racoleuse qui s’autoproclame salvatrice ou provocatrice mais qui se révèle souvent douteuse et vaine, Schizophrenia et La tendresse des loups sont deux œuvres magistralement tragiques qui redonnent du poids aux corps sacrifiés et une épaisseur psychologique riche d’ambiguïté à leur assassin respectif.

Bénéficiant de la folle caméra créée par le chef opérateur polonais Zbigniew Rybczynski, Schizophrenia est une saisissante plongée en temps réel dans les turpitudes d’un déséquilibré sorti de prison. Mais a contrario d’un puissant dispositif immersif et tumultueux qui pourrait se vivre comme un spectacle soi, l’unique film de Gerald Kargl va privilégier une lenteur insupportable qui n’est pas sans rappeler un fameux adage hitchcockien mis en œuvre dans Le rideau déchiré : qu’il est long, lent et douloureux de tuer un homme. Malhabile et désordonné, le tueur de Schizophrenia – impressionnant Erwin Leder – n’a rien de « l’american psycho » moderne – tueur d’une froideur toute professionnelle : la précision clinique cède la place à une vision pathétique – et donc humanisée – d’un homme prisonnier de son état – tueur compulsif – et de sa nature – un maladroit cédant facilement à la panique et à l’hystérie : un double mouvement qui devient un étau pour le personnage et dont la force n’a d’égal que ce cadre filmique harassant et anxiogène qui ne semble pas vouloir lâcher notre homme et qui décuple en densité la présence de ses victimes. Un cadre mental au diapason de l’enfer que dissimule cette boite crânienne que nous avons côtoyé de si près, impuissants.

A contrario, La tendresse des loups cultivera une distance, privilégiant le dissimulé au visible pour mieux confronter l’horreur d’un dernier acte – qui tient autant de Nosferatu que du Martin de G.A Romero – à la peinture sensible et presque romantisée d’un être solitaire. Et si Schizophrenia se singularise par sa nouveauté dans le paysage cinématographique allemand, La tendresse des loups est une très belle réflexion sur son héritage, jusqu’au malaise : car sur son personnage meurtrier, plane – mais comme une malédiction – les ombres finalement néfastes de M le maudit et de Nosferatu. On reconnaît là l’influence du producteur Reiner W. Fassbinder, chantre de la nouvelle vague allemande qui souhaitait en découdre avec ses vieux maitres et ses grandes figures. A l’inverse de l’affront que sera Schizophrenia, Ulli Lommel privilégie le sceau de la malédiction avec son personnage hanté : le passé est un poids, chaque geste nouveau ne semble n’en être qu’une reproduction à peine déformée comme un écho qui hanterait le présent. Une dimension tragique parfaitement distillée par une caméra caressante et aimante, qui sait, derrière l’horreur annoncée, saisir un regard fragile ou une étreinte fugace comme les derniers soubresauts d’une humanité en berne broyée face à la fatalité. Un reste d’amour, presque fugace, qui sonne le glas d’une vie que l’on était pourtant venu chercher. Car même aimer, ici, c’est mourir un peu.   

3 films de Jeff Lieberman.
Squirm (La nuit des vers géants, 1976) / Blue sunshine (Le rayon bleu, 1978) / Just before dawn (Survivance, 1981).

Il aura fallu revoir ces 3 pépites de la série B pour rendre à César ce qui lui appartient : si, parmi les nombreux réalisateurs de la vaine sociale-critique qui fonda le fantastique des années 70, il ne devait en rester qu’un, ce serait peut-être celui-ci.
A l’instar d’un George A. Romero un peu dépassé par la dimension politique que ses exégètes ont bien voulu lui prêter dès sa première oeuvre, tout, chez Jeff Lieberman, connote une verve politique endiablée et revigorante. Auteur discret et, finalement assez méconnu, Jeff Lieberman est le parfait représentant d’un cinéma qui trouve le juste équilibre entre la réflexion et la jouissance: un condensé de séries B intelligentes mais servies all’dente. Si Squirm, qui doit beaucoup, selon son auteur, au Blob version 1958, épouse la veine de l’invasion animale – elle sera là visqueuse à souhait pour le plus grand bonheur des fans -, elle se permet également une écriture judicieuse qui l’élève largement au-dessus du lot. Si l’invasion de ces vers agressifs sonne la mort et renvoie expressément à notre état de décomposition post-mortem, on saura agréablement surpris de les voir maintenir, dans un état qui n’est pas sans rappeler le zombi, un personnage qui se révèle l’un des piliers d’un triangle amoureux finalement plus scabreux qu’il n’y parait. Econduit, l’homme sera maintenu dans un état propice à lui offrir, peut-être, une chance de s’accomplir… ou de se venger. A contrario de la plupart des œuvres d’agression animale, Squirm évoque la possibilité d’une conscience dans cette multitude grouillante. Cette invasion était à dessein, celle, peut-être de remuer un certain « establishment » américain, ce modèle parfois un peu trop rigide et qui appelle à être contesté. Tout à coup, Squirm prétend plus à siéger au côté de Wolfen que de L’horible invasion. Ce n’est pas rien.

Si Squirm reste une œuvre dite « de jeunesse », Jeff Lieberman fera preuve d’une belle maturité avec Blue Sunshine. Sans perdre de cette efficacité typique de la série B qui en fait un petit film nerveux et serré comme un café noir, Blue Sunshine entérine la vocation sociale de son auteur, décidé à en découdre une fois de plus avec les maux de la société moderne. De son époque, le film de Jeff Lieberman cristallise cet instant précis, faits de doutes et de colère, résolument punk, qui voit les idéaux d’une génération s’effondrer et un nouveau monstre les supplanter. Car, à la déréliction d’une jeunesse qui a, selon Peter Fonda, « tout gâché » (Easy Rider), Blue Sunshine lui oppose une société de consommation à l’avenir pas plus radieux. Au croisement d’un effondrement et de la naissance d’un monstre, Blue Sunshine repeint les grands ensembles immobiliers sous haute influence lysergique mais en « bad trip » à en faire perdre les cheveux à tous hippies convaincus.

Pour redonner une chance à Survivance, œuvre à part dans la filmographie de l’auteur, il faudra repartir de son titre original, loin des mercantiles calculs d’un distributeur voué à surfer sur le succès du film de John Boorman dont tout le monde connaît le titre : Just before dawn. Tout comme Blue Sunshine, c’est une œuvre d’un instant, d’un point  précis dans le temps. Réminiscence des souvenirs de peintre de son auteur, Just before dawn est un faux survival, un simulacre de slasher au rythme indolent qui profite d’une journée pour proposer une magnifique rencontre entre la lumière et un élément naturel. Sublime œuvre de peintre qui souffre malheureusement d’un manque évident de moyens, Just before dawn fascine par sa puissance d’évocation. C’est un voyage fantastique, presque expérimental qui mérite les honneurs de la projection en salle.

La plus belle nouvelle de ce festival : une belle édition de cette pépite serait actuellement en préparation, bénéficiant d’un master de bonne qualité. C’est le moindre que l’on puisse aire pour la lumière. Et donc pour le cinéma.

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A propos de Benjamin Cocquenet

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