La Croyance à Plein Régime

Dans la scène finale bien connue de La Piste des Mohawks (1939), Ford filmait la communauté Américaine se construire : tous les yeux se dressaient vers le drapeau, hissé sur une église. La communauté, surtout la croyance en les mythes qu’elle se donne sont les caryatides du Western. Et George Miller, qui demeure encore aujourd’hui un cinéaste de Western a, sans le dire, poursuivi et discuté avec l’œuvre de Ford durant toute sa carrière.

A une différence près : Ford filmait une nation qui se bâtit sur ses mythes, malgré l’hypocrisie, malgré le génocide et le mensonge ; Miller, Australien d’origine grecque, filme ce qui demeure du mythe et de la croyance, comment ils se recomposent, une fois que la nation a disparu, une fois que le rêve s’est éteint – qu’en reste-t-il, y a-t-il moyen de fédérer encore avec une histoire ? On sent chez lui l’anarchiste ou le primitif, non le républicain, plutôt Thoreau que Lincoln : la solidarité prévaut sur la nation, la survie sur la démocratie et le mythe est vu pour lui-même, d’un point de vue anthropologique. Il se place avant, ou après la société : le Western est son genre, fatalement – et le désert, qu’il soit de sable, de glace ou de détritus, son territoire : puisqu’il est le lieu métaphysique originel, depuis la première histoire – Gilgamesh s’en allant pleurer, à travers la steppe, la mort d’Enkidu et la sienne à venir, jusqu’à Dali, Max Ernst ou les personnages de Ford. Une fois liquidée la société, que reste-t-il de l’animal humain ? Un être qui se raconte des histoires pour survivre. C’est la puissance primitive du désert, théâtre du mythe, qui conditionne son approche du cinéma.

Mad Max – Copyright D.R.

La ligne d’horizon, donc la frontière, où naissent tous les imaginaires : dans le Western classique, la frontière était l’anti-monde terrifiant, lieu d’un cosmos perçu comme dévoration que l’on doit domestiquer, avant de devenir, après la crise psychologique des années cinquante, le regret de la grande rencontre ratée, avec l’Indien, avec la terre Américaine qui n’appartenait qu’à lui (Little Big Man, 1970), nouvelle alliance liquidée au profit du barbelé et du capitalisme (Pat Garrett et Billy the Kid, 1973, Missouri Breaks, 1976, La Porte du Paradis, 1980). On avait filmé les Indiens ennemis s’extraire de Monument Valley pour envahir le cadre, et tout cela s’était achevé avec Pat Garrett s’engouffrant sur les collines, dorénavant propriétés de Chisum : l’outlaw, vendu, disparaissait à jamais dans la nuit. Fondateur ou mélancolique, l’horizon était tout. Miller reprend la ligne d’horizon, en fait une pétition de principe : le désert de Max, et même la banquise, c’est la ligne plate d’un horizon infini, sans cesse répété et si métaphysique qu’il est presque sans géologie (l’Australie est ainsi). Son cinéma n’arrête jamais d’aller brosser la périphérie, de faire palpiter dans le cadre, un hors-champ infini : le bord du cadre est plus signifiant que le héros qui s’agite en son sein. Fury Road (2015), s’il emprunte au Mécano de la Générale (1926) son dispositif, c’est aussi pour traverser de nombreuses régions, les cerner, les suggérer d’un plan ou d’un travelling, et s’en aller poursuivre son chemin de feu… Pour la faire courte, c’est le même esprit que la cantina du premier Star Wars, mais virtuose et pied au plancher. Code du Post-Apocalyptique, les films de Miller présentent toujours des univers clos, micro-sociétés séparées par des déserts, où se rejouent les tensions tribales originelles : Max et Mumble, tels Ethan Edwards, Nathan Brittles, Jason et ses Argonautes, ou la Nausicaä de Miyazaki, sont des transgresseurs, qui traversent la frontière pour se confronter à d’autres spiritualités, d’autres tribus – ainsi, en questionner les croyances voire les mettre en péril : dans Le Dôme de Tonnerre (1985) comme dans Fury Road, Max est seul sceptique sur les Terres Promises de ses alliés, ces frontières fantasmatiques où se loge l’espoir de la communauté, mais dont lui connaît la déception.

Mad Max au-delà du Dôme du Tonnerre – Copyright D.R.

Car le bout du savoir qu’est la frontière est le lieu où se développe l’imaginaire, donc le terreau de toutes les histoires. Le monde humain est un grand Autre dans Happy Feet (2006) dont le mystère génère les mythologies de toutes les communautés de la banquise : héritier du Western Indianiste, Miller possède comme aucun autre l’alchimie de ce mystère, de ce bout du savoir que représente la frontière. Il a, vraiment, le sens du mythe et de sa stupéfaction : lorsqu’à la fin d’une longue glissade filmée plan-séquence, les pingouins font craqueler les falaises de glace où leurs congénères ne vont finalement jamais, un énorme monstre de métal, bête terrifiante à la griffe jetée en l’air, s’effondre avec eux avant de disparaître, lentement, dans la nuit des abîmes ; un vertige lovecraftien nous emporte un instant, nous qui pourtant connaissons ce qui est, pour ces pingouins, l’Indicible – une simple pelleteuse.

Happy Feet | Copyright D.R.

Car la mythologie et les croyances des films de Miller sont toujours prises sous l’angle de celui qui ne sait pas. Dans un entretien lors de la promotion du clivant Trois Mille Ans à t’attendre (2021), il affirmait la fonction des histoires : donner un sens au chaos du monde : ce qui comble la carence entre une chose et sa signification, mais aussi console face à l’inconnu, l’irrationnel ou l’incompréhensible. Et la croyance fait feu de tout bois : il les présente forcément syncrétiques, nourrie de tous les héritages. Artiste à l’heure du néolibéralisme, le déchet y tient une place de choix. Plus encore, on peut avancer le système suivant : plus dérisoire soit l’objet, plus grande sera sa puissance mythologique après nous. Les exemples sont légion, et Fury Road est probablement la plus riche cosmogonie syncrétique où McDonald’s, les Nibelungen et le moteur V8 ont chacun leur place et communiquent. Nous ne citerons qu’un seul exemple, d’un film injustement mal-aimé et pourtant incontournable : Mad Max 3, au-delà du dôme de tonnerre. Dans sa seconde partie – chez les enfants, – le film développe constamment cette tension entre des objets du quotidien et la place qu’ils prennent pour la civilisation qui les découvre dénués de leur contexte de création : une figurine de Bugs Bunny débitant des paroles fait office de pénates distribuant de bons conseils, tandis que des disques de cours de Français, comme une voix des profondeurs, devient le livre des psaumes dans un langage magique. La spiritualité, nous dit Miller, c’est avant tout l’esprit qu’on met dans un objet, la foi qu’on lui infuse : ainsi l’os d’un quidam devient la relique sacrée d’une abbaye, ainsi les tessons de la vaisselle quotidienne des Grecs sont des pièces de musée conservées jalousement. Ainsi va le régime de la croyance : le déchet qu’on découvre à la frontière d’une autre société est voué à se faire Excalibur, demain. Même le plus infâme – le plastique de bière devenu talisman pour Lovelace, dans Happy Feet, et qui l’étrangle – doit pouvoir nourrir la soif d’imaginaire de l’Homme, sa consolation face à l’insupportable irrationalité du monde.

Happy Feet | Copyright D.R.

Et là réside probablement la preuve de son côté anarchiste, primitiviste : l’abolition de toute hiérarchie : dans le grand Ailleurs que sera le monde d’après, nos idioties consuméristes, nos satellites, nos déchets et nos mythes les plus sacrés participeront du même souvenir, retrouveront leur égalité pour une société qui aura oublié la valeur qu’on leur donnait jadis. Par le prisme de notre connaissance non-partagée par les personnages, Miller réussit à déconstruire les fonctionnements mêmes de la croyance. Non pas seulement pour lui déclarer un amour béat, mais pour plusieurs objectifs : d’abord, en critiquer les écueils trop bien connus : l’asservissement de l’individu et de son intelligence – c’est là toute la fonction de Max, lui qui sait ce qu’était notre monde, lui pourtant témoin des fanatismes les plus odieux. Miller nous montre des mots d’ordre, des slogans, des litanies, – tous ces raccourcis qui détruisent la pensée, dont le meme est aujourd’hui la forme absolue ; le grotesque de leur référent nous en révèle toute l’idiotie. Il nous montre surtout le devenir-spectacle de toute croyance, ou comment asservir par la représentation et la sidération qu’elle peut faire naître. Miller se souvient des frères Franciscains, qui au XIIIe siècle prêchaient la propagande papale en accentuant sans cesse l’aspect théâtral du discours : toute la religion autour du Dôme de Tonnerre n’est qu’un grand spectacle barbare ; le prêtre y tient place d’animateur, son sceptre a des airs de micro ; Lovelace, dans Happy Feet, par ses déhanchements, ses poses et son talisman, a subjugué la société des pingouins jusqu’à se constituer un harem ; le macareux huppé Sven les subjuguera plus tard avec une Saga ; la libération de l’eau dans Fury Road est une cérémonie miraculeuse où Immortan Joe harangue et déverse des commandements à son peuple assoiffé.

Mad Max Fury Road |Copyright Village Roadshow Films (BVI) Limited

Mais s’il pose un œil critique sur les mécanismes du pouvoir qui convertissent la foi et les mythes en domination, jamais son regard ne tombe facilement dans la dénonciation positiviste. La croyance et le mythe sont consubstantiels de l’Humain, et en bon anthropologue Miller y pose un regard critique fraternel : le besoin de croire aux histoires qu’il se raconte est probablement l’aspect le plus attachant de l’Homme, et l’éthique de conteur se conjugue toujours à la nature du cinéaste et du cinéphile : dans Mad Max 3, le bâton de la parole de la société enfantine, se transforme en cadre de cinéma, avec lequel on « découpe » des peintures rupestres pour raconter le mythe fondateur : filiation classique mais jamais aussi bien synthétisée, entre les représentations des origines, récit et peinture, et le cinéma, spectacle populaire total.

Le devenir-spectacle de la croyance est donc une dénonciation autant qu’une affirmation de puissance de son cinéma, dans un but là encore anarchiste : la cohésion de la communauté et la solidarité. Une fois de plus, Miller rejoint Ford, mais à travers une lecture de l’Histoire inspirée de Kropotkine1 : non, les espèces ne sont pas nées en ce monde pour se déchirer et se dévorer, et le grand secret de l’Histoire, celui que cachent toutes les visions libérales et carnassières, c’est que la solidarité est un fait naturel, depuis les oiseaux jusqu’aux êtres humains. Happy Feet 2 (2012) en est le manifeste. La croyance, c’est avant tout ce qui fédère, et qui pousse à dépasser son propre individualisme pour faire corps avec la communauté, mais surtout à prendre conscience de l’inter-dépendance de tout avec chacun – le climax du film, où les éléphants de mer hooligans finissent par accepter l’entraide, alors qu’une crevette donne le dernier et infime coup qui va sauver toute la communauté, est probablement le nœud narratif le plus anti-libéral et anarchiste qu’un film familial n’ait jamais osé – et son échec cuisant lors de sa sortie, la preuve désolante du règne de l’esprit clanique, dont la majorité de la pop-culture se fait sans cesse le relai.

Dans le désert métaphysique de Miller, ce sont les histoires et la foi qu’on leur porte qui sauveront le monde, puisqu’elles sont la force invisible et fédératrice qui permettent aux hommes de dépasser l’individualisme, qu’on voudrait un peu vite faire loi de la Nature. Que Max s’en aille finalement, ou que Mumble danse à jamais, leur seule tâche au sein du récit et de la communauté est d’avoir rappelé la première et dernière croyance : la solidarité.

1 L’entraide, Facteur de l’Evolution, 1902, traduction 1906 pour les Editions Hachette, et anarchisme oblige, le voici disponible gratuitement ici.

 

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A propos de Timothée FAUQUE

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