PREMIERS PLANS : LES NOUVELLES BOUSSOLES DU VIEUX CONTINENT

Comme chaque année, au jour de sa trente-et-unième édition le 25 janvier dernier, le Festival Premiers Plans offrait à la ville d’Angers, célèbre entre autres pour sa tapisserie de l’Apocalypse, son château des ducs et son centre national de danse contemporaine, un vivier propice à la cinéphilie et à la rencontre de premiers films européens accompagnés de leurs auteurs.

Sur l’air de Sabali (Amadou et Maryam remixés par Vittalic), l’électrisante bande-annonce nous promettait déjà un menu intéressant : comme attendues, les compétitions de premiers et seconds longs-métrages, de premiers courts-métrages, de films d’animation et de films d’écoles (un total de 100 films, à l’échelle européenne) ; mais aussi des focus sur des rétrospectives d’auteurs ou thématiques : Costa-Gavras, Corneliu Porumboiu, Maren Ade et Valeska Grisebach, Michael Dudok De Wit, “l’Art du temps”, André Bazin. Sans oublier les rencontres, les débats, les installations et les lectures de scénarios qui plantent les graines de l’émergence et de l’accompagnement des grands réalisateurs de demain.

Même avec une moyenne de quatre séances par jour, nous n’avons pas pu assister à tout. D’abord parce que la programmation était extrêmement proffuse, ensuite parce que notre envie de partager les moments forts de cette semaine passée sur place est d’abord reliée au vivant, au mouvement, à tout l’enjeu de ce festival : c’est à dire à faire connaître les premiers films.

COMPÉTITION DE LONGS-MÉTRAGES EUROPÉENS

Quelques esprits chagrins déploreront l’absence notoire de comédies dans la compétition européenne. Si les tons employés dans les films sont très variables et peuvent mener à de surprenants éclaircis de légèreté, les spectateurs angevins ont été mis face à des sujets très sombres. Il faut croire que cette tendance n’est pas, comme on pourrait le présumer, un choix obstiné du comité de sélection des films, mais un reflet des 2447 films reçus (dont 518 longs-métrages) — en l’occurrence le “dessus du panier”. En effet, ce dont il faut se réjouir, c’est que les longs-métrages étaient d’un niveau exceptionnel ; de la qualité de la mise en scène aux propositions plastiques et narratives. Mais aussi, nous avons noté la maturité des réflexions inhérentes à chaque film : une poignée de jeunes cinéastes européens se posent les bonnes questions. Qu’il s’agisse de la question migratoire ou des affres du patriarcat (le viol, la pression de l’emploi), de l’isolement (choisi dans la nature, ou non choisi au sein de sa propre famille), des dysfonctionnements sociaux ou des grands travaux urbains ; aucun des films ne fait preuve de paresse face à son sujet. Il ne s’agit pas, comme pourrait le suggérer un cliché du film européen naturaliste, de poser un décor aléatoire pour raconter n’importe quelle tranche de vie. Paradoxalement, face à une Europe dont les pays se nationalisent — et d’après ma mémoire des dix dernières années en tant que festivalier — les cinéastes européens de la sélection n’ont jamais semblé aussi raccords dans leurs analyses. Tour d’Europe.

Le Hongrois László Csuja signe Blossom Valley, qui partage avec la dernière palme d’or cannoise le motif d’une famille dérobée à la routine, et nous dégotte peut-être sa future Brigitte Bardot nationale (Berényi Bianka), jouant aux côtés d’un jeune et talentueux comédien enrôlé dans la peau d’un garçon qui échoue à un test de capacités mentales, et est donc placé sous tutelle (Réti László). Il est projeté père dans une situation romanesque qui lui échappe. Le film peine un peu à décoller de son cadre tragique malgré l’excellente maîtrise des éléments qui le composent.

Une jolie découverte du côté de la Russie, avec probablement le film le plus abouti de la sélection européenne 2019 : Core of the world, de Natalia Meshchaninova, qui nous brosse le portrait tout en nuance d’un vétérinaire éleveur de renards, condamnés à être du gibier pour le dressage de chiens de terriers. Un pari difficile, du haut de ses 120 minutes dont on n’en zappe pourtant aucune tant la finesse de la mise en scène, la justesse du rythme, des émotions, des dialogues poussent le film vers le chemin de la perfection. La prestation sensible et animalesque de Stepan Devonin (co-auteur du projet et aussi partenaire de Natalia Meshchaninova dans la vie) est à saluer, de même que la performance de tous ses partenaires poilus : chiens et renards, nombreux sur le plateau et susceptibles de réjouir nos lecteurs anti-spécistes.

Core Of The World © 2019 Indie Sales

Le Danemark dans les tuyaux. Cutterhead était le film de genre de cette édition de Premiers Plans, et il fait le job. Une périlleuse descente aux enfers, et, comme le promet son jeune réalisateur Rasmus Kloster Bro avant la projection, une expérience “physique” qui vous permettra d’aggriper la main de votre voisin en toute décomplexion. Une jeune communicante institutionnelle un peu zélée revêt son casque blanc avant de s’engouffrer dans les tunnels d’un projet à échelle européenne pour “humaniser” l’image de l’entreprise et en tirer un beau reportage prêt à fournir les belles brochures du néo-libéralisme. Mauvais timing : à la suite de fâcheux imprévus, le terme “aventure humaine” va pouvoir être tronqué de moitié. Le trio de protagonistes (une citadine qui a “déjà fait de la plongée en Thaïlande”, un réfugié érythréen et un père de famille bosniaque) va faire face à des dilemmes éthiques de survie aussi aigus que dans les films de Ruben Ostlünd. Claustrophobes, s’abstenir.

Le Grand prix du jury a été attribué à un film allemand : Comme si de rien n’était d’Eva Tröbisch. Le titre de ce long métrage résume bien l’attitude de Janne, une jeune éditrice qui semble, face aux vicissitudes que lui réserve la vie, écarter le mauvais pour ne garder que le bon. Elle semble tourner assez vite la page de la faillite de la maison d’édition qu’elle a fondée avec son compagnon et va très rapidement se mettre à chercher un autre emploi. Les choses se compliquent lorsqu’elle utilise ce même stratagème à propos du viol qu’elle subit à l’issue d’une soirée d’anciens camarades de classe. Elle ne dénoncera pas le criminel, n’en parlera à personne et finira même par rassurer son bourreau, devenu son nouveau collègue. Aenne Schwarz — qui a reçu le prix d’interprétation féminine — campe admirablement cette jeune femme volontaire et solaire coincée dans un certain refus de la résilience qui va peu à peu perdre pied. La réalisatrice décrit avec précision la charge morale et mentale qui écrase lentement Janne (et les spectateurs). Sans jamais nous inonder de pathos, le film nous plonge dans le quotidien d’une femme moderne qui doit gérer en permanence ses émotions et celles de ses proches, notamment son compagnon, obnubilé par ses problèmes, qui oublie de la soutenir. La scène de fin est glaçante et magistrale. Libératrice ?

Comme si de rien n’était © 2019 Trimafilm

Mais c’est véritablement Ray and Liz qui vient iriser le festival par ses teintes douces et amères, captées dans les banlieues anglaises par Richard Billingham. Il est bien connu du monde de la photographie pour les clichés de sa famille réalisés dans les années 90, dépeignant la pauvreté, l’isolement à tous points de vue, y compris dans l’alcoolisme, et bien sûr dans une Angleterre post-Thatcher, celle des oubliés, loin des bijoux de la couronne et de la Stock Exchange. Certains diront qu’en ayant lu le livre, on est toujours déçu par l’adaptation au cinéma. Est-ce le cas pour l’adaptation d’une belle carrière photographique en un long-métrage de cinéma par Billingham, qui signe son premier film à l’âge de 48 ans, au terme d’un accouchement difficile car intimement et charnellement personnel ? Sûrement pas. Car bien au-delà des fils d’une narration classique, bien au-delà des règlements de comptes familiaux, d’un misérabilisme qui aurait pu guetter, en soignant chaque plan sans se perdre dans la mollesse de la contemplation, il se raconte. Lui, l’enfant qui, entre les whisky-coca de son père et la passion puzzle de sa mère, a eu du mal à trouver sa place. Il se raconte dans l’effacement de soi, et à travers trois temporalités qui s’interpénètrent, en baptisant sobrement son film des surnoms de ses parents. Il y a dans Ray and Liz une douceur littéraire ; notamment dans la manière qu’il a de nous rester sur le coeur, comme une cicatrice à laquelle on pardonne enfin.

Ray and Liz © 2019 Potemkine

AUTRES SÉLECTIONS

Premiers Plans, c’est aussi et surtout, à travers les autres sections (courts-métrages, plans animés, films d’écoles, “Figures Libres”, “Air Numérique”) des formats plus courts ou des formes plus hybrides. Il serait malvenu de penser que les films d’étudiants sont plus fragiles que les courts-métrages en compétition : là aussi, les heures passées dans des salles obscures nous ont prouvé le contraire. Quant aux sections “Figures libres” et “Air Numérique”, c’est dans ces cases du programme que nous avons pu comme chaque année étancher notre soif d’objets étranges, complètement affranchis des manuels de dramaturgie et de la notion d’industrie cinématographique. Il est toutefois regrettable que certaines oeuvres de ces deux derniers programmes n’aient pas pu trouver leur chemin jusqu’à l’impressionnante salle du Quai (centre du festival cette année) diffusant les métrages en compétition, souvent comble.

On garde en tête…

La beauté nébuleuse et décousue du film portugais Miragem meus putos de Diogo Baldaia : un étrange triptyque sur la jeunesse de deux footballeurs, court-métrage dont la griffe rappelle l’indépendance d’un Dolan ou d’un Lanthimos des débuts.

La solennité absurde du duo de comédiens dans L’Été et tout le reste, la comédie insulaire de Sven Bresser, sur fond de figures acrobatiques dans la boue et de fête de village.

Le vote du public en faveur d’une comédie romantique gay au beau milieu d’un champ de blé et d’une quête désespérée pour trouver le “mâle reproducteur” d’un élevage de cochons (La Traction des Pôles, de Marine Levéel).

Les nostalgiques de la Nouvelle Vague qui réussissent à faire de leurs références un terreau au surgissement de la comédie. Notamment le court-métrage godardien du Portugais Duarte Coimbra, Amor, Avenidas Novas : un film sur l’amour, le cinéma, la saudade dans les rues lisboètes, et sur un matelas qu’on traîne partout dans la ville à cause de la crise du logement provoquée par Airbnb… Et le court-métrage très réussi de Louise Groult, Les Petites Vacances, exploration rohmerienne de la masculinité toxique, qui fait parvenir l’émotion dans les silences de son actrice principale, Jeanne Disson.

Des films hors-formats. Le long-métrage d’une heure de la Française Marine Atlan, Daniel fait face, véritable tragédie antique entre les murs d’une école, où des exercices de sécurité attentat exceptionnels vont confiner une troupe d’enfants répétant un spectacle de fin d’année avec leur jeune professeur de théâtre. Une rêverie aussi poétique que drôle, dont on notera la lente progression vers des formes singulières. Autres excentricités françaises dans la section “Figures Libres” : Les Amoureux de Pablo Dury (qui se revendique, entre autres, de Weerasethakul), nous emmène dans la forêt magique des “terres du bout du monde” où les étoiles narguent les pigeons, où les pigeons narguent les humains, où les humains cherchent leur moitié. Last Year When The Train Passed By, de Pang-Chuan Huang étudiant au Fresnoy, nous installe dans un train et dans des mini incursions à l’intérieur des maisons taïwanaises qu’il a photographiées dans ce même train, il y a un an jour pour jours, en posant toujours la même question aux personnes interviewées : “Que faisiez-vous l’année dernière, quand j’ai pris cette photo depuis un train passant devant chez vous ?”. C’est un dispositif simple, un peu obsessionnel, visuellement onirique, et qui nous transporte dans une autre conception du temps qui passe. “Oh, il y a un an, j’étais sans doute sur cette chaise que vous voyez-là. Je suis toujours assis sur ma chaise”.

Daniel fait face © 2019 Bathysphère

Les OVNI 2.0 que sont Swatted, d’Ismaël Joffroy-Chandoutis, Sur tous les onglets de Seumboy Vrainom :€ et Roman national de Grégoire Beil. Le premier, produit aussi grâce au Fresnoy, est une plongée fantasmagorique dans les entrailles du fléau qu’est le swatting aux États-Unis, pratique qui consiste à faire intervenir par surprise la police du SWAT chez des internautes qui se filment en direct sur des serveurs de jeux vidéos, à l’aide du piratage de données personnelles. Roman national, des morceaux choisis passés sur l’application “Périscope”. L’exercice est d’abord amusant, puis déroutant ; enfin, après 60 minutes de compilation, lorsque la déferlante d’interventions racistes, homophobes et grossophobes cesse enfin, on doit admettre qu’on ne partage avec ces individus que des frontières. Face au manque d’aboutissants de cette expérimentation, un doute nous prend d’assaut : l’auteur aurait-il été, comme nous, dépassé par sa matière ? Une fausse bonne idée à laquelle il manque surtout un angle. Sur tous les onglets, lui, opte pour le terrain de la sublimation des problèmes sociétaux. C’est un objet indescriptible à visée décoloniale et anti-GAFA, entre l’autoportrait humoristique, le gif animé et le tutoriel parodique.
La masterclass, justement, du mythique duo parodique de TUTOTAL, Géraldine de Margerie et Maxime Donzel, qui nous montrent une sélection de leurs hilarantes pastilles diffusées sur ARTE depuis 2014 (dont le concept se résume plus ou moins à “doit-on ou pas aller voir un film d’après sa bande-annonce ?”), assaisonnant des bandes-annonces de cinéma à la sauce de tutoriaux trouvés sur YouTube.

Swatted © 2019 Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

Premiers Plans est aussi le terrain d’exploration d’une poignée de films en 360°, en “réalité virtuelle”, qui étaient installés dans la Collégiale Saint-Martin et sa crypte archéologique. Logé aussi dans la Collégiale, nous avons pu découvrir l’étonnant Pokémon Go de l’art contemporain : l’exposition holographique et de “dessins augmentés” signée Adrien M et Claire B, Mirages et Miracles, qui donne à voir l’invisible et l’animé à l’aide de tablettes que l’on balade sur des oeuvres statiques.

Le Festival Premiers Plans, c’est enfin des personnes qui le font vibrer, une petite ville dans la ville. Un public aux écarts d’âges manifestes (des tout-petits aux retraités en passant par les lycéens et les étudiants en cinéma) mais à l’enthousiasme égal ; des réalisateurs et réalisatrices qui se déplacent pour présenter leur film, surpris par un tel accueil (et qui parfois reviennent le dernier week-end pour récupérer leur prix) ; une équipe composée en partie de bénévoles à la générosité communicative ; des discussions qui se prolongent chaque soir dans le bar non-officiel du festival, le Dublin’s. Premiers Plans a autrefois révélé — au hasard — des cinéastes comme Noémie Lvovsky, Kornél Mundruczo, Miguel Gomes, Thomas Caillet, Joachim trier, Susanne Bier… Même si le festival est volontairement et heureusement tourné vers le public, il serait sans doute profitable pour tout le monde que davantage de professionnels s’y déplacent pour prospecter, à la recherche de nouveaux talents. En ce qui nous concerne, nous reviendrons à Premiers Plans l’année prochaine, dans l’espoir que la bizarrerie et l’onirisme de certaines oeuvres de formats courts se transfusent dans les prochains projets de ces jeunes réalisateurs lorsqu’ils passeront au long-métrage. Qu’ils reviennent dynamiter les formats, les esthétiques et sublimer nos attentes.

La 32ème édition du festival se tiendra du 17 au 26 janvier 2020.

 

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