Chaitanya Tahmane- The Disciple

The Disciple, deuxième film du jeune réalisateur indien Chaitanya Tamhane, vient de faire son apparition sur Netflix, sans tambour ni trompettes ( malgré un prix du meilleur scénario à Venise). Cette étonnante absence de publicité fait ironiquement écho au propos du film: dans une scène où il tente de vendre des CDs dont personne ne veut, Sharad, le héros, insiste: certains artistes peu connus peuvent être bien supérieurs aux célébrités. Il faut aller à leur découverte. Mais son argument ne fait pas mouche. Le client potentiel repart sans se montrer plus curieux. The Disciple, oeuvre ample, ambitieuse autant que totalement dénuée de tape à l’oeil, mérite qu’on lui réserve un tout autre sort.     

Le récit s’étend sur une dizaine d’années, pendant lesquelles nous suivons le parcours de Sharad, tout entier voué à sa passion de la musique classique indienne (la musique khayal). En 2006, dans la première partie du film, c’est un jeune homme de 24 ans que sa vocation rend étranger au monde, à sa famille, aux conventions sociales. Lorsqu’il ne répète pas, il participe à des compétitions ou à des spectacles de seconde zone, dans lesquels, invariablement, les autres brillent plus que lui. Quelque chose manque à son chant. Il s’instruit sans relâche auprès de son gourou, un vieil homme qui ne le ménage pas. La nuit venue, il enfourche sa mobylette et traverse Bombay en écoutant les leçons de la légendaire Maai, dont il conserve un enregistrement secret -son trésor-. La musique khayal, dit-elle, est un art de l’ascèse. Elle demande pureté, tranquillité d’âme, renoncement. Pour atteindre sa perfection quasi mystique, la technique seule ne suffit pas. Ces belles scènes d’écoute nocturne, filmées au ralenti, mi-apaisantes mi-oppressantes, scandent le film. La mobylette glisse sur les routes désertées; tous les bruits de la ville sont gommés. Seules résonnent les harmoniques de la tambura, bourdon aux vibrations presque fantastiques, et la voix autoritaire de Maai. Assujetti à son gourou le jour, muré dans la vénération d’une idole défunte la nuit, Sharad est deux fois « disciple », comme écrasé par une double tutelle impitoyable. 

Dans la deuxième partie du film, qui s’ouvre 7 ans plus tard, le jeune artiste est devenu un homme las, ventripotent et moustachu. Il va de déconvenue en désillusion, tandis que d’autres élèves de son gourou ou, pire, une candidate de Fame India, un show vulgaire, connaissent leur heure de gloire. Autour de lui, le monde a changé ( en arrière-plan, une Bombay ultra moderne se dessine ); son univers s’est encore réduit: les quelques présences féminines du début du film ont disparu – il n’a pas su s’y prendre. Les musiques qu’il aime et essaie vainement de vendre sont archivées sur des supports de plus en plus petits: on passe de la bande magnétique au CD, puis du CD à la clef USB, tandis que le public, de même, s’amenuise. Triste, jaloux, honteux, Sharad aigrit ses maux en s’abimant dans la contemplation masochiste des réseaux sociaux, et se masturbe devant du porno. Pour comble de malheur, les statues de commandeurs qui ont guidé ses choix tombent les unes après les autres. 

Rendre captivante l’évaporation progressive d’un rêve, à coup de petites désillusions et brimades quotidiennes, n’est pas chose facile. D’autant que Tamhane se refuse à tout coup d’éclat dramatique. Le défi est brillamment relevé, avec l’aide d’Aditya Modak, l’acteur principal: monstre d’impénétrabilité et de rancoeur contenue, ce musicien professionnel, dont c’est la première apparition au cinéma, livre une composition exceptionnelle.

Autre gageure de taille: laisser toute sa place à la musique traditionnelle hindoustani, à laquelle les oreilles modernes risquent bien d’être peu réceptives ( voire rétives) . Le choix de faire entendre in extenso les improvisations des musiciens, capturées dans de très longs plans fluides, est pour le moins risqué. Or, c’est indéniablement son travail sur la mise en scène du son qui révèle le mieux l’audacieuse originalité du jeune réalisateur indien. Il rend le film passionnant de bout en bout.

Selon la mythologie indienne, c’est par le son que le dieu Brahmâ créa l’univers. Le langage, dérivé des sons du tambour, n’apparut que dans un second temps. 

De même, dans The Disciple, le son est toujours premier. Il précède l’image, dit plus que le dialogue -rare- ou le jeu des acteurs -contenu, parfois opaque- . Il forme comme l’enveloppe du film, dont il semble pouvoir contenir toutes les interrogations.

Ainsi les deux grandes parties du récit sont-elles délimitées par un écran noir que viennent d’abord habiter des bruits, annonciateurs énigmatiques de scènes qui, dans un second temps seulement, se révèlent à nous. 

Blip bilip- tch, 

Blip bilip- tch

Blip bilip- tch

un éclair blanc:  

Sharad se fait tirer le portrait pour agrémenter son site web. Quelle magnifique idée que de nous faire entrer par l’oreille dans une séance photo !  

Très souvent, les transitions se font par le son: une voix, une musique, continuent de se faire entendre alors qu’un cut visuel a déjà permis de passer d’une scène à une autre. La voix de Maai en particulier semble poursuivre Sharad: véritable Dieu caché, elle l’écrase de sa présence tutélaire. Dans les nombreuses scènes de concerts, la caméra, après avoir pris possession de l’espace en plan large, tourne autour des groupes de musiciens, avant d’isoler Sharad. Ainsi enfermé dans l’image, immergé dans le son, – dans une musique dont les secrets se refusent à lui-, le jeune homme semble prisonnier de sa passion. Rentré chez lui, il ne regarde pas de films phonographiques: il les écoute. 

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A propos de Noëlle Gires

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