Alors que la décennie 90 touche à sa fin, les films d’horreur sont dominés par des ersatz de Scream (Souviens-toi… l’été dernier, Urban Legend, Destination finale), qui imposent un second degré roublard et une vision méta flirtant avec l’autoparodie. En opposition à cette désinvolture, le cinéma de genre espagnol est sur le point de connaître un essor considérable avec la sortie du désenchanté La Secte sans nom de Jaume Balagueró (1999). Si Alejandro Amenábar avait ouvert la voie dès 1996 grâce à son très bon Tesis, c’est désormais toute une génération de réalisateurs qui va émerger aux yeux du grand public et ce, durant plus de dix ans : Balagueró donc, mais également son comparse Paco Plaza (Rec), Juan Antonio Bayona (L’Orphelinat)… Majoritairement produits par la firme Filmax (également derrière des projets internationaux comme The Machinist avec Christian Bale), via sa filiale Fantastic Factory (présidée par Brian Yuzna), ces longs-métrages engendrent une véritable nouvelle vague du fantastique ibérique, à mille lieues de son homologue américain. Mêlant scènes chocs et poésie, offrant des relectures des grands mythes cinématographiques, la mouvance va rapidement faire des émules (dont Mamà, produit par Guillermo Del Toro, est lun des derniers bons représentants), donnant naissance à des productions bas de gamme, répétant ad nauseam les recettes du succès sans comprendre ce qui en faisait toute la puissance symbolique. En mai 2007 sort néanmoins dans l’Hexagone – et dans l’indifférence générale – l’un des plus sombres fers de lance de ce courant : Abandonnée de Nacho Cerdà. Cinéaste issu du court-métrage, il se fait remarquer avec un triptyque puissant nommé Trilogie de la Mort, sur lequel nous reviendrons plus en détails. Malheureusement disparu des radars depuis, il s’est tourné vers le documentaire en rendant notamment hommage à son idole, Lucio Fulci (The Beyond and Back). La réédition en combo Blu-Ray / DVD de The Abandoned chez ESC Editions est donc l’occasion de remettre en lumière ce thriller angoissant qui suit le destin de Marie (Anastasia Hille), productrice de cinéma américaine, qui retourne dans sa Russie natale suite à la découverte du cadavre de sa mère qu’elle n’a jamais connue, retrouvé peu avant dans des circonstances étranges…

(© Copyright Wild Side)

« Les morts gouvernent les vivants. » Auguste Comte

Dans son interview présente en bonus (Nacho Cerdà à l’épreuve de la mort), le réalisateur parle du cinéma comme dun moyen personnel d’exorciser ses propres démons tout en les transmettant à autrui. Dès son court-métrage The Awakening, empli de personnages immobiles et mutiques, il se dégage une angoisse du temps stoppé, de l’arrêt sur image. Dans Abandonnée, c’est la maison natale dans laquelle l’héroïne est amenée à retourner, qui semble figée en 1966, comme si les années n’avaient eu aucune prise sur cette dernière. La bâtisse devient un personnage à part entière, vivante, bruissant de mille souvenirs. Les réminiscences justement, sont au cœur du récit écrit par Karim Hussain (futur réalisateur d’un segment de The Theatre Bizarre) et retravaillé par Richard Stanley, tant concernant Marie, mystérieusement conviée à se replonger dans ses racines dont elle ne sait rien, que dans les décors de cette Russie post-URSS (en réalité la campagne près de Sofia en Bulgarie). L’Histoire et ses tourments sont au centre de l’architecture, des monuments, vestiges de l’époque soviétique encore bien vivace. La typographie rouge en cyrillique du générique suit la même logique : comme lenfance de la protagoniste, le passé du pays n’a de cesse de hanter le présent. Anastasia Hille (actrice issue du théâtre) est bouleversante dans le rôle de cette femme terrifiée par le temps qui passe, par la crainte de voir sa fille grandir, par l’idée de retrouver des souvenirs qu’elle a voulu fuir, tout comme sa mère avant elle avait voulu s’éloigner de sa patrie. Si Filmax souhaitait une comédienne plus identifiable (Nastassja Kinski et Holly Hunter étaient en lice), Cerdà a réussi à imposer une quasi-inconnue, renforçant ainsi l’identification du spectateur. Dès sa glaçante introduction (en russe non sous-titrée), le cinéaste nous plonge dans un flash back traumatique et sclérosant, il présente le vécu des parents de Marie comme une puissance indélébile et efficiente, ayant contaminé les lieux, cherchant in fine à attirer la femme afin de la détruire. Dans Genesis, le metteur en scène filmait en super 8 un accident de voiture obsédant, image résiduelle d’une vie stoppée net. Ici, l’horreur est révélée au travers de la lueur d’une lampe torche faisant office de projecteur de cinéma. L’art devient comme une force clairvoyante dévoilant le passé afin de mieux nous aider à nous détacher, et à avancer inlassablement, sans se retourner.

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Loin d’être un essai théorique, énonçant son anti-nostalgie à grands renforts de dialogues appuyés et explicatifs, Abandonnée (titre aux multiples sens) mise au contraire sur sa réalisation élégante et signifiante. Le décor de la demeure, isolée sur une île difficilement accessible, renforce ce sentiment anxiogène d’emprisonnement au sein d’un espace indéfini, aussi mental que physique. La caméra de Xavi Giménez (membre de la « galaxie Filmax », également chef op de La Secte sans nom, Intacto, The Machinist, Darkness), caresse les murs de la bâtisse dans une obscurité angoissante (Cerdà lui a demandé de s’inspirer du travail de Jack Green sur certains Clint Eastwood). Le long-métrage revêt les oripeaux du film de maison hantée classique (bruits inquiétants, portes qui grincent, ombres dissimulées dans les coins), et instaure une vraie atmosphère, assez éloignée du script original de Hussain qui se voulait plus gore, plus grand-guignol. Malgré sa passion pour Fulci, le cinéaste renvoie au maximum hors-champ toute violence graphique, s’appuyant sur certains effets pratiques et rejetant les images numériques, allant jusqu’à refuser – dans un premier temps – l’emploi du scope proposé par son directeur photo, ne souhaitant pas un rendu « esthétisant » (comme il le dit dans le making of). Finalement, Giménez obtiendra gain de cause et se permettra même d’amples mouvements, comme ce plan à la grue observant Marie s’éloigner vers sa destination. Si certains choix furent exclus par la production (comme la saturation de l’image lors des visions oniriques, que le réalisateur souhaitait baignées dans une ambiance rouge sang irréelle), l’ensemble présente une véritable élégance formelle, tout juste entachée par quelques maladresses, à l’instar de cette reconstruction dune pièce, dont le potentiel spectaculaire est gâché par les tremblements artificiels de lobjectif.

(© Copyright Wild Side)

À mi-chemin entre le film d’ambiance et l’horreur pure, le long-métrage rend palpable l’un de ses motifs essentiels : le double. Du tatouage représentant le symbole astrologique des Gémeaux qu’arborent l’héroïne et Nikolaï (Karel Roden, le Raspoutine dHellboy), à ces nombreux reflets dans les miroirs, les héros ne cessent d’être confrontés à leur propre image déformée. Le mythe du doppelgänger trouve une représentation originale, ici synonyme de réminiscence des terreurs enfantines (les nombreux jouets et poupées ornant le décor) autant que préfiguration de sa propre mort. Le thème classique des fantômes du passé revenus hanter les vivants (matérialisation des regrets et remords indélébiles) se change ici en sentiment étouffant que les personnages soppressent, s’obsèdent et se menacent eux-mêmes. La fascination du réalisateur pour les mystères dun au-delà potentiel est ici omniprésente, en témoignent ces plans subjectifs sur les entités observant le couple et réciproquement, dans une attraction teintée de méfiance. Son court Aftermath s’ouvrait sur des images bien réelles de viscères étalés sur le sol, accompagnées du Requiem de Mozart, né de la volonté du compositeur de vaincre la mort par son art. Genesis avec son sculpteur cherchant à redonner vie à son épouse disparue (thématique de l’amour perdu, ici encore présent), offre un même rapport au surnaturel et à la transcendance, intimement reliés à lorganique, au charnel. Les nombreux symboles cabalistiques et les crucifix omniprésents dans les films de Cerdà, ne sont rien comparés à la sensualité qui se dégage des mains de l’artiste façonnant sa sculpture, érotisant ainsi un objet inanimé. Idée qui trouve un écho perverti dans la séquence dérangeante de nécrophilie sous l’objectif voyeur d’un appareil photo dans Aftermath. L’art, aussi théorique que tangible et matériel, est l’une des voies pour explorer « l’après vie ». Dans The Abandoned, le fantastique contamine le réel à travers des éléments aussi simples que des images parasites de cochons sur un écran de télé. Vision prémonitoire ou réminiscence ? Difficile d’y répondre tant le passé et le futur sont intimement mêlés. Et si la peur de notre propre fin n’était que la présence étouffante de notre passé, que nous n’arrivons pas à fuir et qui nous fait craindre linconnu ? Telle est la question laissée en suspens par le réalisateur, qui n’apporte aucune réponse concrète, laissant sa protagoniste seule, implorant l’aide illusoire d’un supposé dieu.

(© Copyright Wild Side)

Long-métrage à réhabiliter d’urgence, Abandonnée retrouve son éclat morbide grâce à l’édition concoctée par ESC Editions, offrant un superbe master HD ainsi que l’intégralité des bonus déjà présents sur le DVD proposé par Wild Side. Au programme, entre autres, Les Petits secrets de Nacho, une discussion entre Cerdà et Douglas Buck (auteur du remake de Sisters) ou encore un long making of revenant sur le tournage éprouvant. Seule ombre au tableau, l’absence de l’excellente trilogie de courts-métrages qui offrent de nombreuses pistes de lecture quant au travail d’un auteur malheureusement trop discret.

Combo Blu-Ray / DVD disponible chez ESC Editions.

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A propos de Jean-François DICKELI

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