Depuis Amer, Hélène Cattet et Bruno Forzani se sont fait une place particulière dans le paysage du cinéma de genre francophone. Ils ont effectué leur passage au long-métrage entre deux frémissements dans l’industrie, l’ère des « French Frayeurs » et l’après-Grave, que l’on appellera l’elevated horror Made In France. Dans un positionnement à mi-chemin entre le cinéma d’auteur radical et l’exploitation, le bis, ils élaborent un art référencé nourri par un amour des registres embrassés (du giallo au poliziottesco) et un fétichisme léché. Jusqu’à présent, leur démarche se heurtait à certaines réserves plus ou moins préjudiciables. Nous devons concéder avoir toujours été partagé entre la fascination et la distanciation à l’égard d’œuvres par aspects impressionnantes mais frustrantes à d’autres endroits. Le geste nous a souvent davantage stimulé que le résultat. En cause, un choix de direction d’acteurs pas toujours probant ainsi qu’un alliage entre le cérébral et le sensoriel aléatoirement optimal ou homogène. Leur changement de registre avec Laissez bronzer les cadavres, adapté de Jean-Christophe Manchette, avait néanmoins marqué une première évolution, incluant une certaine notion de plaisir, tranchant avec les exercices de styles froids que pouvaient être Amer et L’Étrange Couleur des larmes de ton corps.

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Leur quatrième long-métrage, Reflet dans un diamant mort, opère un nouveau virage, s’intéressant ici à James Bond, aux Eurospy et à tout un pan du cinéma d’action et d’espionnage des années 60. Porté par Fabio Testi et Yannick Regnier, incarnant tous deux John D, un septuagénaire vivant dans un hôtel de luxe de la Côte d’Azur, intrigué par sa voisine de chambre qui lui rappelle ses heures les plus folles sur la Riviera durant les années 60. À cette époque, il était espion dans un monde en pleine expansion et plein de promesses. Un jour, cette femme disparaît mystérieusement et replonge John face à ses démons : ses adversaires d’antan sont-ils de retour pour semer le chaos dans son monde idyllique ?

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Entre rupture et continuité, Reflets dans un diamant mort poursuit l’exploration cinéphilique d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Se bousculent évidemment le giallo (la tenue du tueur de 6 femmes pour l’assassin), le fumetti (Danger Diabolik en tête), mais aussi l’horreur nippone (le masque d’Onibaba), ou des références pop culture (une chanson d’Adriano Celentano, une robe de Paco Rabanne)… C’est logiquement le film d’espionnage que les cinéastes abordent le plus frontalement. Les aventures de 007 en premier lieu, mais également la jamesbondploitation qui fit fureur dans les années 60 en Europe, tant en Italie (les agents A 008 d’Umberto Lenzi ou A 077 d’Antonio Margheriti) qu’en France (les Coplan et autres OSS 117). Embrassant pleinement ses codes, telle la confrontation contre l’antagoniste dans son repaire secret ou l’inévitable partie de poker (l’une des meilleures séquences du film), ils n’hésitent pas à en déconstruire les mécanismes. Ils questionnent ainsi leur référentiel en le confrontant aux évolutions contemporaines. L’espion défend un système capitaliste (il doit protéger des capitaines d’industrie, des exploitations de pétrole…) contre des éco-terroristes. Lors de certaines scènes de mise à mort, il se change même en psychopathe sadique et misogyne, devenant presque un tueur issu d’un giallo. Son monde, qui était binaire dans tous les sens du terme, est en train de muter. Les victimes comme le héros n’ont plus d’identité définie, ils sont interchangeables. Une référence à la transition George Lazenby/Sean Connery, accentuée par le fait que le M local devient un producteur de cinéma. In fine, c’est ici que les deux réalisateurs questionnent le plus leur cinéphilie, dans un dispositif construit comme un kaléidoscope où tout est articulé autour du souvenir. Au moyen d’un montage sensitif, toujours intelligible et toujours créatif, ils proposent un objet ultra stimulant qui fractionne ses images et ses sons pour mieux renverser ses perspectives.

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Qu’est-ce qui subsiste au bout du compte ? Le souvenir ou la sensation qui l’accompagne ? Point de nostalgie dans une approche mouvante où le passé est perpétuellement repensé, réécrit et revisité par le présent et le pouvoir du cinéma. Les multiples vies de John D. sont autant de champs de possibles que de pistes pour libérer et débrider les intuitions et désirs de ses auteurs. Hélène Cattet et Bruno Forzani nous ont habitués aux expérimentations audacieuses et radicales dès leur coup d’essai. Ici, ils poussent le curseur dans une orgie frénétique n’ayant de cesse de multiplier les trouvailles. L’économie de moyens les pousse à faire preuve d’une inventivité aussi jouissive qu’inspirée. Ainsi, une scène de bagarre dans un bar, brutale et survoltée, vient sans prétention renvoyer au bac à sable Matthew Vaughn et consorts en allant temporairement sur leur terrain telle une parenthèse récréative. La jouissance pure n’est jamais la finalité d’un projet qui entend creuser cette sensation de plaisir brut et instantané dans chacun de ses recoins. Cela accouche d’un cinéma généreux qui mêle à ces considérations théoriques, une passion innocente et contagieuse à l’instar de ces nombreux gadgets, hommages évidents aux premiers opus de James Bond. Bien que complexe et partiellement labyrinthique dans sa narration, Reflets dans un diamant mort ne perd jamais un spectateur, qu’il met un point d’honneur à galvaniser. Non sans malice, les cinéastes se jouent d’associations d’idées et de raccords esthétiques (des reflets dans l’eau, l’éclat d’un diamant, puis un piercing luisant au soleil), qui, outre l’afféterie, participent au plaisir réflexif de l’ensemble, à la fois pointu et populaire dans son référentiel, cérébral et trivial. À ce jeu, la fameuse partie de poker évoquée plus haut est un véritable modèle de suspense et de créativité. Se superposent au duel de cartes envahissant l’écran, échos aux traditionnels génériques de la franchise 007, une mission d’infiltration où le regard est démultiplié ainsi qu’un combat au corps à corps. Le duo utilise son médium à la perfection et concocte un long-métrage fun mais également profondément mélancolique.

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Définitivement moderne, Reflet dans un diamant mort questionne la mémoire de son héros, qui est autant celle de films tombés en désuétude, d’industries disparues, que celle d’un personnage et d’un acteur. John D. est campé par un formidable Fabio Testi, que l’on est heureux de revoir sur un écran. Les cinéastes filment son visage comme un véritable paysage, l’ancien agent porte avec lui tout le souvenir d’un monde qui n’existe plus sous cette forme. En découle une méditation sensorielle et fiévreuse (ils revendiquent l’influence de Mort à Venise) sur la cinéphilie, les genres et le temps qui passe (réel comme fictif), emportant avec lui les modes, les courants, tout en apportant sa pierre à un édifice présent en cours de construction. Ses souvenirs, qui refont surface, sont aussi les réminiscences des référentiels qui ont nourri Hélène Cattet et Bruno Forzani. Ce faisant, ils aboutissent à un film dense, multipliant les niveaux de lecture et les couches de plaisir, à la fois anachronique et intemporel. Reflet dans un diamant mort fait voler en éclats les réserves que nous avions sur leurs œuvres précédentes pour se poser objet de cinéma impressionnant et vertigineux.
En salle le 25 juin.
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