Sopro de Tiago Rodrigues, un souffle au cœur du théâtre

En créant une pièce centrée sur Cristina Vidal, la souffleuse du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne, Tiago Rodrigues réussit avec tendresse un éloge de la discrétion et des coulisses du théâtre.

Une méridienne rouge de théâtre ou de psychiatre côté jardin, des herbes hautes, mauvaises ou conquérantes côté cour. Une femme habillée de noir et légèrement effrayée marche lentement sur un vieux parquet. De longs rideaux beiges laissés aux quatre vents dans un théâtre sans mur. Le décor de Sopro évoque un bâtiment en ruine.

Dans cette pièce, le metteur en scène et dramaturge Tiago Rodrigues s’empare, avec la précision que nous lui connaissons, d’une double disparition. Celle du rôle de souffleur de théâtre qui n’a de sens que si les spectateurs ne savent pas qu’il existe et celle du métier de souffleur de théâtre qui est de plus en plus rare. Il compare, dans une magnifique métaphore, ces souffleurs à des animaux farouches qui se cachent pour vivre, disparaissent sans que les bruyants humains ne s’en aperçoivent et constatent leur absence bien après leur éradication.  

“Mais il restera toujours un secret espoir, une lueur de doute. Peut être qu’un jour, quelqu’un verra à nouveau apparaître un souffleur, une ombre qui se déplace dans l’obscurité. L’onde d’un murmure qui traverse l’éther de la scène”, Souffle (Sopro) de Tiago Rodrigues publié aux éditions les solitaires intempestifs traduit du portugais par Thomas Resendes.

© Filipe Ferreira

En mettant en scène Cristina Vidal, la souffleuse du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne avec qui il travaille depuis 2015, Tiago Rodrigues nous ouvre les coulisses de son théâtre et nous plonge dans une histoire qui ne se reproduira peut être jamais. C’est avec une nostalgie joyeuse qu’il va nous conter la vie professionnelle de Cristina Vidal, en commençant par la naissance de son affection pour son métier.

De ses doigts brûlés est née une passion dévorante pour le théâtre

C’est par le truchement d’une tante ouvreuse et après approbation de la directrice du théâtre dans lequel elle travaille encore aujourd’hui que la très jeune Cristina a pris place dans la cache du souffleur

“Et, à un moment donné, un acteur a eu un trou et le souffleur a soufflé : « la destruction va leur courir sur les talons » Et quand le souffleur souffla, cette phrase ne voulait rien dire. Ce n’était même pas une phrase, rien qu’une série de sons collés les uns aux autres. C’était un long mot susurré. Mais quand l’acteur qui jouait le roi Henri prit la parole, « La destruction va leur courir sur les talons », alors cette phrase voulut dire quelque chose, la destruction va leur courir sur les talons. Quand cela est arrivé, j’ai senti le plateau brûler sous le bout de mes doigts “, Souffle (Sopro) de Tiago Rodrigues publié aux éditions les solitaires intempestifs traduit du portugais par Thomas Resendes.

De ses doigts brûlés est née une passion dévorante pour le théâtre, pour la puissance des comédiens qui transforment des mots en émotions, pour ce métier de souffleuse qui nourrit l’introversion qu’elle aime tant et qu’elle cultive comme un leitmotiv.

© Filipe Ferreira

Celle qui a passé sa vie dans l’ombre des comédiens et des metteurs en scène, qui rougit lorsqu’elle est regardée, résiste à la lumière, veut garder sa peau blanche, aime sa transparence. Elle ne peut d’ailleurs plus voir les pièces de face, elle aime le profil, les dos et les fesses des comédiens. Elle a appris à les voir jouer des côtés du plateau depuis que le trou du souffleur n’existe plus et qu’elle a été déplacée au niveau de la scène.  

“Tu réalises que la seule part de moi-même qui relève de la scène est le bout de mes doigts ?”, Souffle (Sopro) de Tiago Rodrigues publié aux éditions les solitaires intempestifs traduit du portugais par Thomas Resendes

Mais Tiago Rodrigues est têtu et il va en faire le personnage principal de sa pièce et la garder sur scène pendant presque 2 heures. Il surexpose ce fauve timide en lui faisant exercer son métier devant des centaines de spectateurs. Dans une mise en scène extrêmement fluide, il va alterner entre souvenirs et constats, entre hommages et mises en abyme. Il inverse les rôles en lui confiant les clefs de la mise en scène ; elle manipule les comédiens et les abreuve de la quasi-totalité du texte. Les cinq fabuleux interprètes (Beatriz Brás, Isabel Abreu, João Pedro Vaz, Sofia Dias et Vítor Roriz) transformés en marionnettes, se laissent ballotter avec un plaisir visible d’un côté à l’autre de la scène. Ils déploient tous leurs talents en passant avec perfection de rôles en rôles, de registres en registres, d’intentions en intentions. Il ne nous reste plus qu’à cueillir ces instants tantôt émouvants, tantôt drôles. Parfois durs ; toujours bienveillants. La beauté du texte nous parvient avec une délicatesse fascinante et nous accompagne les jours et les nuits d’après.   

Tiago Rodrigues utilise toute la tendresse qu’il porte à sa souffleuse pour nous livrer son amour du théâtre

Sans brutalité, Tiago Rodrigues expose au grand jour Cristina Vidal en l’entourant de son élément fétiche : le vent. Il ne lui fait pas jouer la comédie, il la montre telle qu’elle est. Jusqu’à la dernière minute — qui transforme presque les 104 minutes précédentes en préliminaire — Rodrigues nous attire vers les murmures de Cristina Vidal. Elle, qui ne comble d’habitude que quelques trous de mémoire, va exister, à bout de souffle, de tout son corps.

Et murmurer au lieu de crier, refuser le vacarme du monde, écouter la respiration qui émerge et qui a toujours été là, même quand nous ne voulions pas l’entendre. Préserver les lieux où nous pouvons écouter le vent, le souffle de la pensée, l’esprit du lieu, l’instant bref et unique où nous nous voyons pour la première fois. Et surtout ne pas mourir », Souffle (Sopro) de Tiago Rodrigues publié aux éditions les solitaires intempestifs traduit du portugais par Thomas Resendes

Nous sommes parfois agréablement égarés par une narration construite en escalier. Est ce un événement qui a eu lieu ou la répétition d’une pièce ? La souffleuse mélange-t-elle ses discrets souvenirs avec les indiscrétions des comédiens ?

© Filipe Ferreira

Sopro est un chef d’oeuvre intime dans lequel les cinq comédiens excellent, s’amusent, soutiennent et embuent notre regard. Une mention spéciale pour le jeu étrange et sensuel de Sofia Dias et celui tout aussi sublime de la dernière comédienne arrivée dans l’équipe de Tiago Rodrigues : Beatriz Brás.  La très subtile direction de comédiens nous permet d’apprécier un texte chaleureux aux qualités littéraire incontestables.

Tiago Rodrigues utilise toute la tendresse qu’il porte à sa souffleuse pour nous livrer son amour du théâtre qu’il dissèque avec douceur. En les transformant en automates parlant, il raconte les tracas, les peines, les extravagances des comédiens et des habitants de son théâtre. Il nous invite dans ses réflexions de metteur en scène et de dramaturge et nous prouve, une fois de plus, que les petites histoires font de très grandes pièces et que nous entendons mieux ce qui est susurré.

En tournée :

Paris : Théâtre de la Bastille (En partenariat avec Festival d’Automne) du  19/11/18 au 08/12/18
Lisbonne :  Teatro Nacional Dona Maria II du 11/01/19 au19/01/19
Cavaillon : la Garance le 25/01/2019
Besançon : CDN Besançon Franche-Comté (En partenariat avec Les 2 Scènes) du 05/03/19 au 08/03/19
Yverdon-les-Bains : Théâtre Benno Besson du 11/03/19 au 12/03/19
Montbéliard : MA Scène Nationale le 15/03/2019
Lausanne : Théâtre Vidy-Lausanne du 16/05/19 au 19/05/19
Cherbourg-en-Cotentin : le Trident du 24/05/19 au 25/05/19
Madrid : Teatros del Canal du 30/05/19 au 02/06/19
Porto : Teatro Nacional São João du 13/06/19 au 22/06/19

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A propos de Xavier Prieur

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