« Retour à Reims », m.e.s. Thomas Ostermeier

Retour à l’envoyeur…

Publié en 2009 par le sociologue et philosophe Didier Eribon, « Retour à Reims » est un livre incontournable tant pour son sujet que pour l’impact qu’il a eu et qu’il a encore sur son lectorat (en témoigne le « En finir avec Eddy Bellegueule » d’Edouard Louis qui lui doit tout, quitte à en devenir un pâle copie). Fils spirituel de Foucault et Bourdieu, proche dans le style d’une Annie Ernaux, Didier Eribon y étudie les mécanismes l’opposant tout à la fois à sa famille (son père notamment) et au monde ouvrier dans lequel il a grandi sans s’y reconnaître. Livre de l’appartenance de classe et de l’identité par excellence, Eribon y ausculte avec pragmatisme et sensibilité, puisant dans sa propre expérience, les mécanismes d’opposition sexuelle, sociale, intellectuelle et économique. Homosexuel dans une famille traditionnelle, intellectuel dans un milieu ouvrier peu éduqué, Didier Eribon fuira ce contexte pour s’installer à Paris et s’y épanouir, devenant de fait un « transfuge » social.

« Et je fus, à n’en pas douter, un « transfuge » dont le souci, plus ou moins permanent et plus ou moins conscient, aura été de mettre à distance sa classe d’origine, d’échapper au milieu social de son enfance et de son adolescence« , Didier Eribon, Retour à Reims (Editions Fayard).

Une fois épanoui tant sur le plan personnel que professionnel, ce Retour à Reims sera pour lui cathartique, une façon de mettre des mots sur une honte de laquelle il n’était pas parvenu à se défaire.

« Le retour dans le milieu d’où l’on vient – et dont on est sorti, dans tous les sens du terme – est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi même autant conservé que nié« , Didier Eribon, Retour à Reims (Editions Fayard).

Que Thomas Ostermeier s’intéresse à ce texte d’envergure n’a rien d’étonnant, le directeur de la Schaubühne de Berlin explorant en effet depuis un certain temps déjà un théâtre formel politique qui, à grand renforts de classiques (Ibsen, Thomas Mann, Tchekhov…), interroge notre époque.

©Thomas Ostermeier / Sébastien Dupouey

La forme du vide…

Retour à Reims aurait dû se contenter d’être un documentaire car dans la forme, c’est exactement ce qu’il est. Tout l’enrobage consistant à nous faire croire le contraire ne tenant pas une seule seconde.

Le spectacle de Thomas Ostermeier nous propose donc de suivre une comédienne (Irène Jacob) venue doubler un documentaire inspiré du Retour à Reims d’Eribon, le tout sous les conseils plus ou moins avisés de son jeune réalisateur (Cédric Eeckhout) et de son régisseur (Blade Mc Alimbaye). Sur scène nous assistons ainsi à la projection du documentaire en tant que tel (soit les deux tiers du spectacle) entrecoupée par les échanges et les interrogations des personnages.

Inutile de rechercher la théâtralité dans cette proposition : elle est tout simplement inexistante. Les séquences en dehors du documentaire n’étant clairement là que pour combler artificiellement un vide de forme évident.

La première partie du spectacle met littéralement en scène Didier Eribon dans son propre rôle, enfilant les clichés comme des perles de mauvais goût sur le collier du convenu. L’auteur de Retour à Reims ne pouvait pas être aussi caricatural qu’en lui-même et Thomas Ostermeier nous le sert sur un plateau dans son jus. On a ainsi droit, dans le désordre, à Didier Eribon qui lit un livre de philosophie dans une librairie avec une mine absorbée, Didier Eribon qui marche dans la rue et qui réfléchit à des choses passionnantes avec la moue du type qui marche dans la rue et qui réfléchit à des choses passionnantes, Didier Eribon qui regarde par la vitre de la première classe de son TGV et qui s’interroge à de nouvelles choses forcément passionnantes, Didier Eribon qui va à l’opéra parce qu’il est érudit… Tant est si bien que le sociologue est omniprésent, jusqu’à l’indigestion, traînant sa condition d’intellectuel partout et sur tout, du texte à l’image.

Avant le spectacle, nous avions fait le pari qu’Edouard Louis ou Geoffroy de Lagasnerie seraient de la partie et – Bingo !  – c’est bien Geoffroy de Lagasnerie que nous retrouvons aux cotés de Didier Eribon, Ostermeier ne parvenant ainsi pas à éclater ce sentiment d’entre-soi qui colle aux trois acolytes que semblent ne constituer qu’un seul et même cerveau depuis quelques années.

Thomas Ostermeier est allé jusqu’à reconstituer une scène entre Didier Eribon et sa mère, tous deux évoquant leurs souvenirs en commentant leurs photos de famille. Indécente et tarte à la crème comme aucune autre, la séquence capturée « avec tendresse et pudeur / cœur-avec-les-doigts » n’oubliera pas de bien insister sur des biscuits Petits Beurre tout au long de l’échange histoire de bien ancrer la complicité dans une réalité familiale et sociale parce bon, les Petits Beurre, c’est trop touchant ! Cette scène se tape un 10/10 sur l’échelle de l’inconfort…

Pire que tout, Thomas Ostermeier lui-même semble peu convaincu par son processus puisqu’il élimine purement et simplement Didier Eribon de la seconde partie de son documentaire… mais par forcément pour le meilleur…

©Thomas Ostermeier / Sébastien Dupouey

… le vide de tout…

Passée l’exposition rhétorique sur l’appartenance de classe, Thomas Ostermeier va chercher de manière totalement bancale et artificielle à donner au texte une résonance contemporaine. Évoquant pèle-mêle Mai 68, l’élection de François Mitterand en 81, la politique d’austérité de Margaret Thatcher, Sarkozy, Macron… le metteur en scène nous donne en moins d’une heure une leçon de politique française grossière prenant la forme d’une liste à la Prévert vide de sens. Embarrassante et balourde, son analyse se révèle immature et indigente, le point d’orgue étant une évocation opportuniste du mouvement contestataire des gilets jaunes dont il filmera les protagonistes comme il avait filmé les ouvriers de la première partie : avec une humanité de façade…

Et que dire de l’épilogue qui voit Blade Mc Alimbaye évoquer avec émotion le destin de son grand-père tirailleur sénégalais sans que l’on comprenne en quoi ce passage éclaire quoi que ce soit de ce que nous venons de voir.

Il faut se rendre à l’évidence : l’analyse de Thomas Ostermeier est à la politique ce que celle de Cyril Hanouna est aux médias : l’occasion d’un vide embarrassant.

©Thomas Ostermeier / Sébastien Dupouey

… le vide de l’interprétation…

Terminons ce jeu de chamboule-tout par l’interprétation catastrophique des comédiens qui ne sont, au final, que les passe-plat sans envergures de ce spectacle en tout point raté. Irène Jacob susurre du début à la fin, dégouline de bons sentiments (« Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? »). Cédric Eeckhout peine à donner vie à son personnage et cabotine tout du long… Blade Mc Alimbaye enfin, slameur engagé, pousse de manière convenue la chansonnette dans une séquence de rap embarrassante qui n’a de but que la modernisation factice de la forme. Comment un metteur en scène aussi brillant que Thomas Ostermeier peut-il tomber dans ce piège éculé du bon vieux hip-hop comme dépoussiérant du théâtre à texte ?

Ni le talent de son metteur en scène, ni la force du texte dont il s’inspire ne sauvent ce Retour à Reims du naufrage. 

A découvrir au Théâtre de la Ville jusqu’au 16 février 2019.

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A propos de Alban Orsini

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