"Face Nord", Cie Un Loup Pour L’Homme (en tournée)

La compagnie Un Loup Pour L’Homme nous avait littéralement scotchés dans nos fauteuils il y a quelques temps avec leur spectacle de cirque sur le duo Appris par Corps. Elle nous revient cette année gonflée à bloc sous la forme d’un quatuor tout en force avec Face Nord, son nouveau spectacle.
Avant même l’arrivée des acrobates, la salle est chauffée à blanc : les groupes de collégiens et de lycéens sont surexcités, les adultes trépignent. Le public est sous un vrai chapiteau, la scène est au centre, en quadrifrontale, et sans doute est-ce la raison de cette impatience : les gens se regardent, s’observent, au travers d’un espace qui ressemble à un ring et s’impose de lui-même, sans artifices. Ils n’ont plus l’habitude. « Merci de ne pas marcher sur les tatamis ». Tous semblent savoir ce qui va se passer. Peu le savent réellement.
Les artistes débarquent et ça s’initie en échauffes, rapidement : un duel commence. Les armures des gladiateurs prennent ici des allures de tenues colorées de hockey : ça s’entrechoque, ça se défie, ça fait du bruit et ça crée un rythme. Même plastique, ce son impose le respect. On ne va pas y mettre un doigt : ça doit mordre ces choses-là. Ça a même un casque de boxe pour en témoigner. La salle rit mais promis, personne ne marchera sur les tatamis.
Au niveau de l’équipe : deux couples de porteurs-voltigeurs. Les porteurs sont massifs, les voltigeurs, petits gabarits, sont quant à eux secs. C’est un peu cliché, mais c’est pratique : le cirque possède ses propres exigences et ses codes. Nous verrons par la suite que la compagnie s’amuse aussi à les exploser, parce que très justement, ça ne lui fait pas peur.

(c) Mylan Szypura
Il y a Alexandre Fray, un physique slave, comme un chêne, cheveux blonds, regard pénétrant et des pommettes osseuses que ça en fait des bosses, un visage carré donc mais doux, va comprendre. Mika Lafforgue, un monstre de muscles et de force, tellement que certains ont cru bon de devoir lui rajouter des épaules supplémentaires au cas où, tant le monsieur est carré comme un paquet de lessive, c’est troublant. Le teint  buriné. Une tendance indéniable à la transpiration aussi mais passons… Et les deux voltigeurs, Sergi Parés, petit brun tout en légèreté, qui semble léger comme une plume mais qui devient plomb lorsqu’il s’agit de faire le corps mort, et enfin la doublure de Frédéric Arsenault (en congé paternité lors de la représentation) Alexandre Denis, crâne rasé, énergique.
Concernant le spectacle à proprement parler, Face Nord prend son envol et tire son épingle de l’envie de jeu évidente qui unit les quatre artistes. Le ton est donné : il est drôle, empli d’énergie et d’impétuosité. Ça saute, rebondit mais surtout joue, et cela à longueur de temps. En effet, bien que chorégraphié avec précision, le spectacle laisse une place importante à l’improvisation et les quatre bonhommes prennent un plaisir certain à réinventer leur art à la mesure de celui pris par le spectateur qui reste coi. En témoigne cette consigne qui consiste à rejoindre l’autre bout de la scène en ne posant pas un seul pied à terre, le corps des autres comme unique moyen : ça se marche dessus, ça se fraye un chemin directement sur l’autre (un pied sur une main _  la salle se tend_ un genou dans le creux des reins _ la salle souffre tout autant). Et c’est ça qui est beau : le public, pourtant tout excité et indiscipliné au commencement du spectacle, devient un personnage à part entière de ce jeu et communie dans une sorte de solennité : il respire avec les acrobates, il endure avec eux. Il a peur, il s’extasie, il retient son souffle. Il y a des « oh », des « ah », et ça fait plaisir une salle qui vibre autant, on n’avait pas vu ça depuis longtemps. Et les acrobates répondent en faisant reculer des limites, à l’orée de l’échec et c’est tant pis : on pardonne aisément quand c’est fait ainsi.

(c) Mylan Szypura
Le propos de ce Face Nord est bien évidemment de déceler l’enfant dans l’adulte, cette part cachée de l’autre côté de la montagne. Les artistes explorent la fragilité et l’innocence qui demeurent et perdurent en chacun de nous et cela au travers du jeu même, le corps en instrument. Mais le spectacle va au-delà de ces considérations en brouillant brillament les codes du cirque et du rapport de force.
S’il est évident de trouver de l’enfant dans ces hommes, il est plus amusant encore d’y déceler du féminin. En effet, lors d’un exercice en aveugle durant lequel un « chasseur » traque des « proies » en se référant aux seuls bruits qu’ils font en se déplaçant, les poignets se cassent, la démarche se chaloupe, les mouvements sont aigus, ça devient ballerine délicate et fragile. La peur, même en jeu, se fait féminine : ça glousserait presque et c’est terriblement amusant. La salle rit de bon cœur des comportements que la cécité crée. Le monstre Mika devient petite fille en un clin d’œil et se dérobe d’un petit déhanché sur le côté, marche sur la pointe des pieds comme une jeune fille qui jouerait à Colin Maillard : la montagne devient fillette, dans un sens, ça rassure. Il y avait donc un joujou en forme de princesse planqué dans le paquet de lessive. Le spectacle montre ça aussi, les paradoxes. Avec candeur donc : ce n’est pas un cirque de performances, c’est un cirque à la bonne échelle, celle de l’humain, et c’est important.
Mais le plus impressionnant reste la complicité : les regards se soutiennent constamment et sourient constamment aussi : ça fait des étincelles qui allument bien quelques brasiers dans la salle. Il y eu ce moment assez percutant durant lequel Alexandre Fray porte deux de ses complices en colonne au-dessus de lui : il souffre et son regard, adressé à Mika Lafforgue dit : « Là, je souffre. Je souffre vraiment, et pas qu’un peu », son corps tremble, se tétanise, et le regard de Mika dit : « Non, c’est bon, tu tiens, tu tiens, vraiment, et pas qu’un peu ». Et toute la salle reste accrochée à ce jeu de regard, scotchée à ce dialogue du corps et des yeux et c’est un silence. Un de ceux qu’on dit qu’ils sont un peu fous ou inutiles mais c’est pas vrai. Dans un coin du chapiteau, une mouche s’arrête en plein vol et pense : « si je fais du bruit, là, tout de suite, je n’en réchapperais pas », et elle a bien raison, le public ne lui pardonnerait pas. Et dans ce silence, l’odeur de lessive des vêtements desquels dégoutte la transpiration des sortes de héros s’évade et prends corps. Puis tout s’écroule et repars ailleurs.
Cette complicité à toute épreuve fonctionne admirablement bien.

(c) Mylan Szypura

Face Nord n’a qu’un défaut, caduque en vérité : se confronter à son grand-frère, le bouleversant Appris Par Corps, et à la comparaison. En effet, ce dernier proposait en filigrane une deuxième lecture qui lui donnait très justement corps, comme une histoire très discrète que le spectateur s’appropriait en la faisant sienne et en la confrontant à sa propre expérience. Une sorte de cohérence émotionnelle et temporelle découlait alors de ce qui se tramait sur scène et l’on suivait l’évolution du duo / couple que formait Frédéric Arsenault et Alexandre Fray tout au long du spectacle avec une vraie empathie. Dans Face Nord, il faudra attendre le dernier quart d’heure pour que se dégagent des personnages, dessinant ainsi ce liant qui manque un peu aux premiers tableaux qui, s’ils restent impressionnants et originaux, ne sont qu’une succession de propositions circassiennes. Dans cette dernière partie donc, les relations sont renforcés et deviennent équivoques : il est question de protection, de défiance, les forts protègent les faibles, les faibles se rebiffent, les forts se fragilisent : le discours se dégage alors de la simple notion de jeu et s’enrichit d’autre chose. Une dualité. Une ambiguïté. Plus ténues. Nous sommes quelque part, peut-être bien du côté des cours de prison décrites par Genet. Nous aurions aimé que cette fragilité soit présente dès le début, dans l’émotion et non dans le jeu seul. Mais cela reste anecdotique : Face Nord est un spectacle à part entière et se doit d’être découvert comme tel, comme le prolongement de la reflexion d’une compagnie constamment en recherche de l’Autre.

Pour conclure, la compagnie Un Loup Pour L’Homme prouve une fois de plus sa maitrise du langage du corps au service du spectacle : Face Nord est un véritable moment de partage, de jeu. Ressentir cela aussi fort n’a pas de prix : le cirque permet ça.

Nous remercions le cirque.
Merci le cirque.
Merci.

Rideau.

L’interview d’un des fondateurs de la compagnie Un Loup Pour L’Homme est à lire ici.

Le site de la compagnie Un Loup Pour L’Homme :   http://www.unlouppourlhomme.com/ 

FACE NORD, prochaines dates
• Les 11, 12 ,13 et 14 Avril 2012 au Festival Hautes Tensions – La Villette, Paris
• Les 21 et 22 avril 2012, Fondazione Musica per Roma – Rome, Italie
• Les 9, 10, 11 et 12 mai 2012 au Tempo Leu festival – Ile de la Réunion
• Les 22 et 23 mai 2012, à la Fabrik de Potsdam – Allemagne
• Les 27, 28 et 29 mai 2012 au Festival Perspectives de Sarrebruck – Allemagne
• Les 8 et 9 juin 2012 au Festival Furies de Châlons-en-Champagne
• Le 30 juin et le 1er juillet 2012 au Festival Humorologie, Kortrijk-Marke – Belgique
• Les 24 et 25 juillet 2012, Sortie Ouest à Béziers
• Les 10 et 11 août 2012 au Festival de la Route du Cirque, Nexon
• Du 10 au 16 février 2013 au Maillon, Strasbourg

Entendu à la sortie du spectacle : « Tu as vu ? Toute sa transpiration lui coulait dans les sourcils et lorsqu’il se penchait en avant, ça faisait comme une petite fontaine. »

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A propos de Alban Orsini

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