Plus en marge qu’en marche, les personnages qui peuplent les nouvelles de l’anthologie Sous mes paupières refusent d’avancer au pas que dictent de conformistes règles de vie. En neuf nouvelles, le collectif Palabres autour des arts évoque les différentes formes de marginalités, qu’elles soient sociales, rêveuses, sexuelles, subies ou volontaires. Un recueil littéraire et poétique qui, parfois, s’aventure à la lisière du fantastique, et constitué de nouvelles drôles et décalées ou cruelles et nihilistes. Dans Sous mes paupières, tous les genres s’entrecroisent, s’effleurent, se télescopent, se mélangent alors que les thèmes laissent se côtoyer les questions de la prostitution, de l’homosexualité, de l’amour déçu et déchu, de l’identité ou de l’intégrité morale, de la vengeance ou du pardon.

Ecrivain connu pour ses polars, Rachid Santaki signe Tombée pour elle, une nouvelle toujours teinté de la noirceur de son genre de prédilection où la violence, tant sociale que physique, semble être le seul langage. Il pointe du doigt les inégalités sociales, les failles d’un sytème qui exclut sans prendre en compte le facteur humain.

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Touhfat Mouhtare

Trahison et déception tissent le fil rouge de La démone de Saint Brice, de Touhfat Mouhtare, J’aurais voulu, de Reine Mbéa, et Bonjour !, de LaRéus Gangouéus. De ces tromperies en découlent rancoeur et violence ou une certaine résignation, le désir de vivre étant rongé par la culpabilité. Si la nouvelle de Touhfat Mouhtare tourne autour des mythes, baignant alors dans une atmosphère presque surnaturel, les deux suivantes sont bel et bien ancrées dans le réel. Comme Les dames de la Patte d’Oie, de Dibakana Mankessi, dans laquelle les rapports tarifés s’effectuent à l’abri, ou presque, des regards dans les sous-bois. Malgré leurs différences, ces récits mettent en évidence la violence que peut engendrer la mise à l’écart, la désocialisation et le refus de la différence, sans pour autant porter un regard condescendant ou puritain sur les personnages décrits. Des nouvelles dures et réalistes qui interrogent sur le rapport au monde.

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LaRéus Gangouéus

La mélancolie s’invite dans les nouvelles de Marien Fauney Ngombé et Emmanuel Goujon. Taxiphone évoque le fossé qui sépare deux mondes et les conceptions que chacun s’en fait à travers l’histoire d’un ouvrier retraité. Originaire du Burkina Faso et vivant en France, le vieil homme souhaite retrouver ses racines, à Ouagadougou. « Le projet est né dans un climat social en France très tendu », raconte Marien Fauney Ngombé à propos de la genèse de sa nouvelle. « Nous étions sous Sarkozy, les populations des banlieues au taux de chômage élevé étaient stigmatisées. Ici il ne s’agissait pas de parler de Marne la Coquette qui dans une certaine mesure est aussi dans la marge par la population aux revenus élevés qu’elle abrite. Je voulais parler de « la banlieue du 9-3″. Ce nom devenu générique pour désigner les laissés pour compte. Le thème était une raison de plus d’accepter. Parler de marginalité par le prisme social et psychologique était vraiment intéressant. » Nouvelle désenchantée et cruelle sur les illusions, le rêve d’ailleurs et les constructions idéalistes, Taxiphone peut cependant pâtir d’un style un peu trop littéraire par rapport à son sujet ; la réalité décrite souffre alors d’un manque d’incarnation. « J’ai une écriture instinctive », explique l’auteur, « je fais attention à la langue. Mais je voulais d’abord raconter une histoire. Et en quelques lignes, certaines métaphores permettaient de planter le décor mieux que plusieurs pages. Le Taxiphone, avec toutes ces langues africaines qui se côtoient, est une sorte de tour de Babel selon moi. Chacun cherche l’eldorado. Contrairement au texte de la bible, ce n’est pas Dieu qu’on brave, mais plutôt le destin. La guigne, comme on dit dans le sud de la France. Mais rien n’est gagné. Il était important d’avoir une langue poétique pour que mon texte ait un intérêt supplémentaire. Je ne voulais pas d’un texte de sociologue. C’était loin de ce que je souhaitais partager comme ressenti avec le lecteur. » A travers sa nouvelle, Marien Fauney Ngombé partage une vision à contre-courant sur l’immigration, loin de celle, clichée, colportée par une pensée de droite et dans laquelle l’idée de nation est brandie tel un obstacle : « Ma seconde réflexion a été d’aller plus loin, car voir la banlieue uniquement par le sarkozime aurait été réducteur. Mon parcours d’immigré de première génération portait un témoignage à lui seul. Ce parcours était à comparer avec celui de ceux qui m’ont précédés. Les Africains venus pendant les 30 glorieuses, ceux qui n’étaient pas animés de ce sentiment de révolte, ceux qui voulaient uniquement un toit et du pain en attendant un retour glorieux « au pays’’. »

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Marien Fauney Ngombé

Le fond et la forme s’accordent plus dans Harry’s Bar où le voyage et la nostalgie se mêlent dans une rêverie éthylique et littéraire. L’ombre de Ernest Hemingway flotte sur ce récit qui se déroule dans un bar de Venise.

Joss Doszen fait preuve d’une certaine ironie avec Tchiipp !!, titre qui s’inspire du fameux sifflement qu’adoptent les Africaines quand il s’agit de marquer leur désapprobation voire leur mépris. Dans un style drôle et désinvolte, l’auteur montre que l’exclusion revêt les atours du paraître et implique une certaine hiérarchie sociale. Tout comme dans le texte de Aurore Foukissa, Posture. « Il s’agit de mon deuxième texte publié. J’ai eu la joie, il y a plusieurs années de publier un texte dans le quotidien ivoirien Fraternité Matin à la suite d’un atelier d’écriture avec la talentueuse écrivaine Tanella Boni. Posture est ainsi mon deuxième contact avec l’écriture. La problématique que j’aborde dans le texte m’intéressait, j’ai toujours été fascinée par la psyché humaine. Aborder la marginalité sous l’angle du célibat était un bel exercice de style. » La jeune femme teinte cette deuxième œuvre d’ironie tout en portant un regard acéré sur le mariage et les règles étriquées et conformistes qu’il peut entraîner. « La plupart des fictions s’inspirent de la réalité, en cela Posture ne déroge pas à la règle. Néanmoins il s’agit d’une réalité plus générale inspirée de faits que j’ai pu observer dans notre société », déclare Aurore Foukissa. « Certains aspects reflètent simplement ma perception d’expériences qui m’ont interpellée. C’est donc essentiellement une partie de mon analyse de ce sujet. Le sujet du célibat et des « mariées fières de l’être » méritait d’être abordé. Cela m’a distrait et amusée d’aborder ce sujet sensible sous l’angle mi sérieux de la dérision. Ca permettait d’amorcer une réflexion sur ce phénomène social dont on parle finalement très peu de ce point de vue. »

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Aurore Foukissa

En préambule de ces textes, Sami Tchak, l’auteur de Place des fêtes, signe la préface tandis que Liss Kihindou s’interroge sur la place de la littérature, son évolution et sa promotion dans un contexte africain dans un court essai qui conclut cette anthologie de haute tenue et qui ne devrait plus rester… en marge.

A l’origine de ce recueil, mais surtout du Collectif Palabres autour des arts, se trouve Joss Doszen, Franco-congolais originaire à la fois du Congo-Brazzaville et de la République Démocratique du Congo, mais qui préfère se définir comme un citoyen du large monde. Avec ce collectif, il favorise les échanges et les rencontres et permet ainsi à de jeunes auteurs de côtoyer des écrivains confirmés au sommaire de Sous mes paupières. « J’ai connu Joss Doszen lorsqu’il m’a invité à présenter mon recueil de nouvelles Escales dans le cadre d’une rencontre de Palabres autour des Arts », se souvient Marien Fauney Ngombé. « Par la suite, j’ai participé à quelques rencontres en tant que chroniqueur. Et j’aimais cet amour pour le livre. Et ce respect pour le travail des auteurs. Quand Joss m’a dit qu’il voulait que quelques invités des Palabres participent à une œuvre commune pour laisser une première trace de cette belle aventure, j’ai été honoré qu’il me propose le projet. » Cette proximité avec des auteurs fait naître des vocations parmi ces passionnés de littérature dont Aurore Foukissa. « Avec tous les livres intéressants chroniqués pour le compte des Palabres, prolonger cette aventure par un texte m’a semblé une extension logique », se souvient la jeune nouvelliste. « Cette aventure m’a permis de franchir définitivement le pas comme écrivain et d’affiner ce que je souhaitais dire. Être associée à des plumes de choix telles qu’Emmanuel Goujon, Dibakana Mankessi ou encore à la gouaille de Joss Doszen était une belle expérience à vivre. Traiter de la marginalité était un beau challenge, la variété des textes qui constituent l’ouvrage en est une parfaite démonstration. »

Passionné de lecture et d’écriture, Joss Doszen gribouille d’abord sur Internet différents textes, à ses heures perdues, avant de passer au support papier avec un premier roman, Le clan Boboto, en 2009 chez Kamitius, puis un récit de voyage, Pars mon fils, va au loin et grandis, en 2014 chez Les éditions Athéna.

Ecrivain ancré dans son temps et dans sa culture multiforme, son inspiration vient directement de son univers riche en personnalités et en histoires extraordinaires. Il aime à se définir, modestement, comme un griot qui aime la langue française dans toute la richesse qu’elle tire des apports culturels différents. Ses écrits navigues de billets d’humeur aux textes de slam, de récits de vie en nouvelles de fiction.

Comment et pourquoi est né le collectif Palabres autour des arts ?
Les PADA sont nés de ma frustration de néo-auteur qui ne trouvait aucune plate-forme pour parler de son livre. La seule fois où j’ai été invité à m’exprimer sur Le Clan Boboto, à l’époque, c’était aux rencontres Afriqua Paris initiées par Penda Traoré, et ça a été une extraordinaire expérience. J’ai voulu que se multiplie ce type de rencontres qui permettent à des auteurs marginaux d’avoir, au moins de temps à autre, un peu de lumière. J’ai donc réunie quatre autres lecteurs, trouvé une âme bienveillante qui gérait le restaurant Loyo, dans le 18ème arrondissement, et nous nous sommes lancés dans l’aventure avec une seule ligne directrice : parler et faire parler des littératures africaines.

Qui le compose ?
La composition du collectif est très fluctuante. De quatre, nous avons été, à un certain moment, 14, et aujourd’hui… Disons qu’il y a un noyau dur, présent depuis presque le début, de cinq à six chroniqueurs.

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Comment choisissez-vous les lieux de rencontre et les auteurs ?
Le Loyo, premier lieux des PADA est le fruit d’une belle rencontre avec Kidzi, amoureuse des arts et restauratrice, qui nous a permis d’utiliser son restaurant une fois par mois. Puis il y a eu Marie-Afred Ngoma, à l’époque de la Galerie Congo qui œuvrait avec passion pour monter une collaboration qui a duré quasiment trois ans et nous a valu de superbes soirées littéraires. La librairie Charybde est également une superbe histoire d’amour de la littérature africaine avec Hugues Robert, l’un des associés de la librairie. J’y suis allé, au hasard, rencontrer la grande Ken Bugul, et nous y sommes retournés, en tant que PADA, trois à quatre fois par an pendant quatre ans.
Les autres lieux de rencontres sont le fruit de contacts plus ou moins réciproques et d’opportunités, qui nous ont fait aller à la Bibliothèque Couronnes, à la médiathèque Champollion de Dijon, à la foire du livre de Bruxelles, au CEC Bruxelles, et dans bien d’autres endroits dans lesquels nous voulions apporter les mots des Afriques.

Comment est né le projet Sous mes paupières ?
Ce projet, c’était une envie de laisser une trace. Je n’avais jamais pensé que nous pourrions durer aussi longtemps, faire autant de rencontres à un rythme aussi soutenu. Au 3ème anniversaire des PADA, après une quarantaine de rencontres, je me suis dit qu’il serait dommage que de cette aventure rien de concret, de matériel, ne reste. Bien sûr, les PADA ont généré des amitiés, des collaborations, des amours même, mais avoir quelque chose de physique me semblait important. J’ai alors demandé à 18 des auteurs que nous avions reçus à ce moment-là de participer à une aventure collective et sept d’entre eux, additionnés à deux palabreurs bizut auteurs, ont accepté le challenge.

Pourquoi le choix de ce thème, la marginalité ?
En 2013, j’ai organisé les Université populaire des littératures des Afriques et l’un des thèmes des quatre rencontres étaient tournés vers la question des clichés et de la marginalité des littératures africaines. De plus, nous avions reçu Percival Everett qui avait superbement parlé de la marginalité dans Effacement, et nous avions eu de nombreuses occasions de parler de la place des littératures africaines dans le concert occidental notamment avec des auteurs comme Sami Tchak. Le thème de la marginalité pour ce projet collectif semblait donc évident.

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Tous les auteurs font partie du collectif ? Comment avez-vous choisi les textes ?
Non. A l’époque, seuls Lareus Gangouéus et Aurore Foukissa étaient vierges en publication. Tous les autres étaient déjà des auteurs plus ou moins établis. Certains ont rejoint, à un moment, le collectif en tant que chroniqueurs, mais tous ont été d’abord des auteurs invités des Palabres.

Quel était votre but en publiant cet ouvrage aux couleurs du collectif ?
Comme j’ai dit, de marquer les choses, de laisser une trace de cette belle aventure collective qui a marqué beaucoup de gens. Surtout aujourd’hui, où le devenir des PADA est plus aléatoire, cet ouvrage est un magnifique clin d’œil de ce que nous avons réussi, à un moment de l’histoire, à accomplir : mettre en commun des talents issus des Afriques.

Quelle place occupe la littérature dans la société, selon vous ?
Une place par trop marginale. Surtout dans nos sociétés africaines où la littérature, le roman, est vu comme quelque chose de presque futile, non productif. L’objectif des PADA était également d’essayer de marquer les esprits avec le fait que la littérature est le premier vecteur de diffusion des cultures, et donc des choix de société qu’ils soient philosophiques ou économiques. Garder la littérature hors des murs de l’évidence quotidienne est le plus sûr moyen de voir les racines, les valeurs et même l’histoire d’un peuple se diluer dans une mondialisation impérialiste. Et ce n’est à l’avantage de personne.

Sous mes paupières : extérieur vies
Collectif Palabres autour des arts
Editions L’Harmattan, 161 pages, 16, 50€

Le blog des Palabres autour des arts.

Les vidéos des différentes rencontres sont visibles sur la chaîne youtube du collectif ou sur la chaîne de Sud plateau.

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A propos de Thomas Roland

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