Akira Kurosawa – « Le Duel silencieux » (1949)

Actuellement sur les écrans…

Jusqu’en 1948, Kurosawa tourne ses films pour la Toho – parmi eux, L’Ange ivre (1948) dont nous avons eu l’occasion de parler sur Culturopoing. Alors qu’une longue grève bloque les activités au sein de la maison de production, le réalisateur a l’opportunité de tourner Le Duel silencieux pour le compte de la Dahei. Le Duel silencieux sort au Japon en mars 1949.
Il raconte le parcours douloureux d’un chirurgien, Kyoji Fujisaki (Toshiro Mifune), qui contracte la syphilis lors d’une intervention en temps de guerre, et qui, une fois celle-ci terminée, refuse d’épouser comme prévu la jeune Misao Matsumoto, pour ne pas lui transmettre son mal, mais sans en donner la raison – elle ne comprend que progressivement ce qu’a vécu et vit Kyoji. Celui-ci décide de se consacrer corps et âme à son activité professionnelle. Et de prendre soin des « malheureux ». Ce sera son sacerdoce.

Le Duel silencieux, inédit en France, est généralement considéré par la critique comme une œuvre mineure dans la filmographie de Kurosawa, objectivement ratée. Comme un écho décevant à L’Ange ivre, qui met en scène un médecin humaniste incarné par Takashi Shimura, et comme le brouillon de Vivre (1952), où l’auteur racontera comment un fonctionnaire, Kanji Watanabe (toujours Takashi Shimura), qui se sait atteint du cancer, donnera un vrai sens à son travail et à sa vie – sens qui leur manquait jusqu’alors. Donald Richie a probablement raison quand il reproche au personnage de Kyoji tel qu’il est construit par Kurosawa – dans la monographie qu’il a écrite sur celui-ci – de ne pas agir de façon nécessaire.

Quelques séquences retiennent, généralement et cependant, l’attention, et ont retenu la nôtre. Elles nous semblent, à elles seules, justifier la vision du film.

Il y a la scène d’opération d’un soldat qui a reçu une balle dans le ventre, par laquelle le film commence. On n’entend pas de cris, ce qui est un peu étonnant puisque cet événement se déroule dans un hôpital empli de soldats blessés, mais le silence est assourdissant. Pluie battante et chaleur étouffante donnent une idée du climat. Les médecins sont manifestement épuisés, car ils enchaînent les interventions. Il y a une fuite d’eau dans la pièce où Kyoji exerce son activité. Quelqu’un apporte une bassine. Les gouttes font un bruit régulier que l’on imagine des plus irritants pour les personnages qui l’entendent. Elles sont le martèlement tragique qui annonce le drame. Et prolongent les percussions sourdes entendues un peu auparavant – son extra-diégétique. Un autre élément rythmique est perceptible, mais il est seulement d’ordre visuel… C’est le va-et-vient de l’éventail que manie un assistant du chirurgien et qui permet à celui-ci de bénéficier d’un peu d’air…
À un moment donné, pour se faciliter la tâche, Kyoji enlève ses gants chirurgicaux. C’est alors et ainsi qu’il va se couper malencontreusement. Il faut comprendre que ce geste est une faute à travers laquelle il se met en danger. On s’étonnera quand même qu’un chirurgien qui se protège le visage avec un masque, qui se montre très consciencieux dans son travail, mette potentiellement, ainsi et également en danger la santé de celui qu’il soigne. Mais ne nous arrêtons pas sur ce point… Il fallait, pour les auteurs du récit, trouver un moyen de mettre Kyoji dans la situation où il allait attraper un mal contagieux et pouvant lui être fatal.

L’autre scène marquante est celle où, apprenant que Misao est sur le point de se marier, Kyoji laisse éclater sa colère, et s’exprimer sa souffrance psychologique. Il a tout fait jusque là pour éloigner la jeune promise, la pousser à construire sa vie avec quelqu’un d’autre que lui, et il l’a fait en silence et avec stoïcisme. Mais, brusquement, en présence d’une jeune infirmière qui l’interroge et le pique, il se laisse submerger. Il est question du désir charnel, qu’il a contenu en temps de guerre par fidélité à Misao, et qu’il a refréné après le conflit du fait de sa maladie. Il est question de ce mal qui l’a injustement « souillé » – la syphilis, qui est peut-être plus qu’elle même : une image de la guerre – alors que ses intentions ont toujours été « pures » – il n’a fréquenté aucune femme de réconfort, n’a eu aucune amante… ne cherche que la paix. De sa conscience morale qui l’empêche de vivre pleinement sa vie d’homme, mais à laquelle il ne veut et ne peut renoncer, notamment parce qu’il est médecin. Et puis, très vite, le calme revient. La tempête est étouffée, presque comme si de rien n’était…
On peut trouver ce moment artificiel et trop théâtral pour un tel film – quoique le scénario soit tiré d’une pièce de Kazuo Kikuta, lequel travaille ici avec Kurosawa. On peut être irrité par l’obstination dont fait preuve Kyoji et qui lui fait refuser l’aide affective que voudrait lui apporter Rui, la jeune infirmière. Mais la scène nous a paru positivement intense, cependant, qui déchire la peau narrative, et qui est comme une crise cathartique pour le héros. Un instant, le duel est devenu hurlant – mais il n’est jamais complètement silencieux, en fait, car il y a aussi le conflit violent qui oppose Kyoji et Takiko, l’homme irresponsable qui a transmis la syphilis à son chirurgien, et que celui-ci retrouvera après la guerre… Takiko, un vrai chien enragé. Cette scène nous conforte dans l’idée que Le Duel silencieux, qui a pour lieu principal d’action la clinique où travaillent Kyoji en tant que chirurgien et son aimable père en tant que gynécologue, laisse transparaître parfois une influence expressionniste – mais les influences sont nombreuses en ce film, comme souvent chez Kurosawa… On peut observer, à un moment, un montage à la soviétique sur des visages d’hommes, de femmes, d’enfants…

Cela dit, et surtout quand on a vu récemment, comme c’est notre cas, des films de Mikio Naruse, on pourra être surpris devant l’aspect extrêmement pathétique de Le Duel silencieux. Étonnant que, alors que le message kurosawaïen semble être, à travers l’attitude et le discours de Kyoji : ne baissez pas la tête, levez-vous et allez de l’avant, on assiste à un festival d’images de désolation et d’accablement humains…

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A propos de Enrique SEKNADJE

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