Singulière et étonnante expérience que celle que nous fait vivre Aimé Agnel avec son dernier ouvrage, Un enfant voit un film. Cet éminent psychanalyste jungien, auparavant professeur à l’IDHEC, auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma et le son dont le remarquable Sur quelques films vraiment sonores (Les Éditions de l’Œil, 2018) choisit de ne pas s’appuyer sur ses différentes identités sociales et de nous faire entrer dans la peau d’un enfant qui pourrait être lui, vous ou moi, avant que nous ne devenions quelqu’un. Car « comment les adultes nous montreraient-ils le monde qu’ils ont perdu » nous rappelle Gaston Bachelard (Poétique de la rêverie, 1960) en exergue ?

« Il s’agit d’un enfant, d’un jeune garçon entre 7 et 13 ans, âge où la pâte psychique, chargée, traversée d’émotions, est la plus malléable. Il voit des films dans un cinéma de quartier —une salle longue et blanche équipée d’un écran et de bancs de bois, où le projectionniste, chaque samedi, installe son unique projecteur. Au changement de bobine, il rallume la salle déclenchant les protestations des enfants déçus, arrachés à leurs rêves, rendus furieux par ce retour brutal au réel. Mais dès que le cliquetis métallique du projecteur reprend sa petite chanson, le silence se fait dans la salle et l’attention, un moment perturbée, retrouve toute sa force, ses attentes, son espérance, ses inquiétudes, car le film se fait à deux, parfois même à plusieurs qui insufflent leur vie dans ce qui pourrait rester lettre morte. » (page 31)

Un enfant vit un film

Aimé Agnel ne pose pas son regard d’adulte sachant pour analyser ce qu’il se passe dans la tête et le corps d’un enfant, il est cet enfant, l’émotion ressentie l’habite et nous habite également, dans un ravissement oublié et pourtant inscrit dans la mémoire du corps, jusqu’à façonner par la suite certains de nos comportements. Un enfant voit un film ou un enfant vit un film.

« Il m’a fallu encore une quarantaine d’années pour comprendre que le plaisir intense que j’avais à voir se déplacer lentement le groupe des Indiens dans les premiers plans du film de John Ford, Les Cheyennes, provenait de cette révélation, dans la toute petite enfance, de la beauté du mouvement lent des végétaux, si justement rendus, grâce à un trucage, par la caméra sensible du Dr Comandon. Ce cinéaste scientifique nous aide à saisir poétiquement la relation secrète qui existe entre le mouvement invisible, mais têtu et efficace de la sève, et celui que manifestent, dans leur lenteur si naturelle, parmi d’autres merveilles, les travellings de Kenji Mizoguchi et les panoramiques de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. » (page 30)

Enfance des sensations

Sans le grand balancier des savoirs constitués, l’auteur s’avance ainsi sur un fil ténu vers une enfance des sensations et d’un pur présent qui ne sont pas sans rappeler la dernière métamorphose de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Et c’est alors ce temps où les êtres qui s’animent sous nos yeux ne sont pas encore des personnages, mais des personnes réelles. Où, comme Gary Cooper dans Le Sergent York lorsque le pasteur et tous le reconnaissent, c’est une vraie famille qui nous entoure et bruisse sur l’écran des salles obscures, « une famille secrète et intensément vivante », « un espace protégé, une maison indestructible qui s’éprouve comme une force intérieure ».

« Il ne s’agit pas de souvenirs de cinéma » nous signale l’écrivaine Christiane Veschambre dans sa très belle postface, mais « de l’expérience vivante du film tel qu’il est reçu par l’enfant ». Et que ce soit l’enfant recevant le film ou celui qui le revit par l’écriture, ils se trouvent « soustraits tous deux aux assignations identitaires et chronologiques ».

« Marlène Dietrich restera longtemps, pour l’enfant, une image de belle Étrangère, dont on ne peut être que secrètement amoureux. Nettement distincte de la mère si familière, opposée même à elle, mais parfois aussi douce, aussi calme. Il est très frappé, par exemple, par sa manière de répondre aux questions, jamais du tac au tac, mais en laissant, avant de dire oui ou non, un léger temps de silence, d’attente, presque un retard… La parole semble alors éclore (…) » page 53.

Nous nous retrouvons ainsi animés du « besoin irrépressible d’intervenir devant l’imminence d’un terrible danger » dans Le Chien des Baskerville à la vue du gros rocher qui risque de s’abattre sur le héros que nous voulons prévenir à grands cris. Nous ressentons la permanence à l’âge adulte du bouleversement ressenti quand se révèle l’activité secrète du Père tranquille de Noël-Noël dans la Résistance. Nous expérimentons comment, dans Les Disparus de Saint-Agil, « l’ordre du monde est inversé » quand Éric von Stroheim, l’étranger rejeté par les adultes, se voit reconnu par les enfants comme un des leurs, ou par quel infime et bouleversant mouvement dans Le Voleur de bicyclette, le petit Bruno réinstaure le père humilié dans son rôle. L’enfant se revoit subjugué devant son premier film en couleurs, ici Les Aventures de Robin des Bois, au point de croire que personnages et décors ont été minutieusement repeints. Il partage le désarroi intérieur du  musicien dans Un grand amour de Beethoven alors que le son se coupe quand ce dernier apparaît, se retrouve lorsqu’il fait place aux autres et comment s’expérimente l’usage du monde avec ou sans l’ouïe.

Rare concession au langage psy, il faut bien nommer clivage ce qui sépare Don Diego de son double masqué et héroïque dans Le Signe de Zorro avant de nous faire accepter de devenir avec lui, en happy end, un homme comme les autres.

Films fondateurs

Au fil d’une vingtaine de films fondateurs des années 30-40, depuis Le Chien des Baskerville jusqu’à Jour de fête en passant par La Chevauchée fantastique ressurgissent ainsi nos émotions fondatrices, nanties de ce pouvoir précieux et rare : quelle que soit l’enfance que nous aurons vécue, de soleils ou d’orages, ils nous transportaient tout à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes, ouvraient pour nous seuls un espace d’imaginaire où le merveilleux toujours l’emportait sur la peur et la tristesse dans une représentation du monde où nous avions pour amis des héros, ou Harry Baur comme père. Un enfant voit un film, c’est Aimé Agnel, c’est nous-même qui nous glissons dans l’intimité de notre enfance, et rembobinons l’histoire depuis le début : au fait, comment ça a commencé, notre cinéma ?

« À chaque film de Tarzan projeté au Colisée, l’enfant perd son souffle, ou, s’en sans rendre compte, le retient. Il ne vit plus que par son corps, dans son corps, qui s’est refroidi, s’immobilise, tremble et demeure dans une étrange tension dont il ne prend conscience que lorsque le mot fin apparaît sur l’écran. Ce n’est pas de la peur, plutôt un transport quasi magique (…) » (page 76).

Un enfant voit un film, Aimé Agnel.

Le Chien des Baskerville. Le Père tranquille. Capitaines courageux. L’Extravagant Mr. Ruggles. Les Disparus de Saint-Agil. Le Voleur de bicyclette. Goodbye, Mr. Chips. Morocco. Sylvie et le fantôme. Les Verts Pâturages. Un grand amour de Beethoven. Les Aventures de Robin des Bois. La Chevauchée fantastique. Le Sergent York. Le Signe de Zorro. Tarzan, l’homme singe. Jour de fête.

Les Éditions de l’Œil, décembre 2022. 96 p. 20 €.

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A propos de Danielle Lambert

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