Jerzy Skolimowski – « EO »

Synopsis :

Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais, fait l’expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.

Reprise de la critique écrite pendant le Festival de Cannes 2022, au terme duquel le film a remporté un Prix du jury largement mérité, car à bien des égards, il planait bien au-dessus de beaucoup des films en compétition.

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C’est à la fois vivifiant (ça entretient la « mystique », comme on dit en anglais, du cinéaste génial qui continue de chercher) et perturbant de constater que le seul film en lice pour la Palme d’or qui fasse une proposition de cinéma vraiment nouvelle, forme et fond, est l’oeuvre d’un maestro de 84 ans – et quand on dit « proposition nouvelle », au vu de ce qui se passe cette année en compétition, il semble nécessaire de préciser qu’on parle au grand minimum d’un film qui n’ait pas pour (seul) objectif de « raconter une histoire » (car très franchement, ce fameux « storytelling » dont tout le monde parle, et qui est en train d’établir une hégémonie étrangement peu disputée, donne toutes les apparences de le faire au détriment du cinéma, et cette sélection en est à quelques exceptions près une confirmation assez éclatante).

EO a manifestement été conçu par Jerzy Skolimowski comme un hommage ému à Au hasard Balthazar, du cinéaste encore plus hiératique Robert Bresson. L’hommage est explicite dès l’ouverture circassienne du film, rougeoyante et tournoyante, où le numéro que lui fait faire la jolie Magda (répondant à la figure de Marie chez Bresson) apparaît par éclats haletants mi-sensuels, mi-agressifs pour la rétine. Le film s’engage ensuite sur son propre chemin à mesure qu’il trimbale son personnage principal, un petit âne adorable que la caméra du scénariste, réalisateur et peintre polonais filme sous toutes les coutures (de très près pour scruter son regard expressif en diable, totalement bouleversant, en contre-plongée, « en pied » dans une succession d’espaces différents où il est soit relégué à des recoins solitaires, soit mis en box parmi d’autres bêtes jusqu’à disparaître pour n’être plus qu’un « bien vivant » presque invisible en tant qu’individu), non pas dans une France des Trente Glorieuses en pleine mutation, mais dans une Pologne qui sent le renfermé, puis une Europe décadente tout aussi sclérosée. Ce monde, Eo en subit de plein fouet la méchanceté, désormais inconsciente tant elle est devenue instinctive – même les figures qui se veulent bienveillantes sont ambivalentes, à commencer par Magda… De fait, un seul personnage, qui commence par s’adresser à Eo comme à un compagnon, se pose ouvertement la question de savoir s’il le sauve ou pas vraiment.

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Le périple du pauvre petit animal, cruellement incessant – d’une inauguration de province moisie à une fête de hooligans brutaux célébrant « leurs couleurs » et à un camion de transport de bétail de boucherie en passant par un « shoot » de photos de mode et une écurie où l’on bichonne autant qu’on assujettit de grands chevaux de parade – rend la forme du récit picaresque à ses origines subalternes, soumises aux volontés de maîtres successifs. L’auteur de Travail au noir suit un héros exploité de toutes parts, impuissant et avec lequel personne n’essaie plus de dialoguer – ce que son prénom onomatopéique suggère se retrouve dans la manière dont le tintamarre humain, hurlant et cognant, métallique, motorisé, bien rendu par un design sonore formidable, couvre le souffle de l’âne. Dans le même temps, son oeil écarquillé, tremblant de panique sous ses doux cils, hagard, semble chercher une issue à ce vertige d’absurdité et d’aliénation.

La scission entre l’univers humain et le reste (le monde animal, le paysage) est si bien consommée (c’est le mot) que toute échappée est forcément hallucinée et hallucinatoire, ce que le cinéaste octogénaire représente à l’écran dans des passages expérimentaux puissants où des compositions sonores pénétrantes accompagnent de leur pulsation une caméra qui plane, accélère, plonge et remonte tandis que l’image s’habille de bleu, de rouge sang, ou cède à l’obscurité un instant pour se laisser accrocher, de nouveau, par le scintillement inquiétant d’une prunelle de hibou. Ce qui scintille ici, remarquablement, c’est aussi ce regard de vétéran du cinéma dans une forêt de troncs statiques confortablement enfouis dans leur ramure qui semblent ne plus vouloir s’élancer, et avec eux nous embarquer.

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A propos de Bénédicte Prot

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