Les soldats marchent en cadence au son de la musique. Tambours battus, drapeau philippin fièrement hissé : l’hymne national retentit. Ses paroles -L’oppression de la tyrannie n’y sera jamais tolérée/ Une joie de mourir pour toi- patriotiques résonnent ironiquement et tranchent avec le regard affûté et sans concession de Brillante Mendoza qui fait de son film une charge virulente contre la politique de son pays. Alpha, the right to kill s’intéresse au  fléau grandissant de la drogue qui gangrène la ville et tue chaque année des milliers de Philippins. Mendoza  s’attarde sur les conséquences meurtrières de la confrontation entre la brigade des stups et un cartel local. Etonnant pour un cinéaste qui affiche pourtant son soutien au président (contesté) de son pays.

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Le cinéaste ancre une fois de plus son film dans les rues de sa capitale, Manille, cadre on ne peut plus cinégénique par ses bidonvilles, ses couleurs, l’étroitesse de ses rues, sa constante ébullition. Mendoza puise dans cette fourmilière magnifique et inépuisable l’essentiel de sa fiction. Il filme la ville avec maestria, il lui suffit d’un très beau plan fugace et aérien pour dévoiler de façon limpide toute la violence sociale de Manille en filmant les bidonvilles (vestiges des colonies espagnoles remplis d’ordures en tout genre) délaissés, abandonnés à quelques centaines de mètres des hautes tours modernes qui surplombent la ville et font de l’ombre aux classes populaires. Un geste de créateur : raconter en un seul plan et en images, toute la brutale absurdité d’une mégalopole.

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Fusion du cinéma de genre et celui du réel dans la lignée de Lino Brocka, le film donne à ressentir une façon de vivre, un environnement, un lieu.  En artiste concerné, Mendoza prend la température de son pays, le pouls de sa ville et en dresse un bilan  implacable. Pendant deux jours, Manille devient  un volcan qui gronde. L’oppression transpire de chaque cadre et Mendoza rend tangible et concrète la violence des rues. Ce climat tendu se matérialise dans chaque plan, notamment grâce à une caméra immersive. Le film, par ses décors naturels et son réalisme brut, invoque le documentaire. A cela, Brillante Mendoza greffe les codes du thriller : traque policière, suspicion, chasse à l’homme. L’intervention des forces de l’ordre, qui concerne toute la première partie du film, est un modèle de mise en scène : de nombreux plans tournés caméra à l’épaule accentuent la sensation de danger, plongeant le spectateur au coeur de l’action. Le travail sur le son laisse une belle place aux basses sourdes, accentuant l’angoisse, tout autant que le découpage frénétique qui dynamise la mise en scène.

De ce curieux mix entre les influences naît un objet singulier, un peu inégal, captivant lorsque l’alchimie opère, mais s’éparpillant parfois dans des séquences moins intéressantes ou des pistes inexploitées (les pigeons-voyageurs-dealers notamment) qui relâchent la tension de la première demi-heure. L’intrigue sommaire n’est finalement qu’un prétexte, une (belle) toile de fond pour Mendoza, qui veut filmer la vie, la ville, la vie de la ville. Le récit importe moins que les questions éthiques et morales qui en découlent.

Car le réalisateur n’épargne personne, surtout pas la police visiblement adepte des opérations trop musclées et meurtrières. Le film questionne implicitement la violence des interventions et la violation des droits humains. Les questions sont légitimes et Mendoza, film après film,  se sert du cinéma pour dénoncer l’autocratie policière et les dérives du patriarcat.

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Comme le laissait symboliquement entendre la présence de l’hymne, l’oppression de la tyrannie et les dérives des autorités sont au centre d’Alpha, the right to kill  : bévues, surveillance extrême, contrôle à tous les coins de rue, autant de moyens louables pour lutter contre la drogue mais étouffants et révélateur du climat anxiogène dans lequel baigne le pays. Au delà de son message limpide, Mendoza métamorphose la pensée en image, sans surligner ni s’appuyer sur la morale. Loin de toute démonstration, il s’engage, le regard presque neutre,  avec pour seule arme des plans et des cadres plus puissants que n’importe quel discours. Mendoza ne donne pas toutes les clés aux spectateurs mais distille ses idées dans de puissants tableaux qui impriment la rétine, à l’instar de ces dizaines de pieds nus immobiles dans la rue indiquant que les corps ne respireront jamais plus. A ce titre, Alpha, the right to kill est une œuvre impitoyable qui ne laisse peu de place à l’espoir.

 Sous le soleil brûlant plane constamment le spectre du meurtre. La mort hante le film et lui donne l’odeur acre du sang. Que ce soit par balles ou par shoot, elle finit toujours par vous prendre, sans se soucier des familles détruites ni des enfants laissés orphelins. D’un uppercut dans la mâchoire, Brillante Mendoza nous rappelle que nous sommes tous égaux devant la folie humaine : qu’il soit un policier décoré ou un petit dealer de crack, un cadavre reste un cadavre. Les tambours peuvent à nouveau retentir.

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A propos de Julien Rombaux

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